LA VIE AU DÉBUT DU
XXème SIÈCLE |
Notre village en 1914 compte 509 habitants. Depuis un demi-siècle, ce nombre ne cesse de diminuer, il était encore de 954 en 1851. L’activité principale est l’agriculture.
LA CHAUSSEE-TIRANCOURT compte de nombreuses petites exploitations dont certaines emploient des valets de ferme. Le travail ne manque pas ; chaque saison a ses particularités. Aucun moment n’est laissé à l’oisiveté ; permettez moi de citer quelques travaux dont la plupart nécessitent la force manuelle comme le labour derrière un cheval, les semailles à la main, le démariage et le binage des betteraves, le fauchage des foins et des céréales, la confection de « dizeaux » puis de meules, le battage en grange, la fabrication du cidre, l’ arrachage des betteraves, le charroi de fumier et biens d’autres activités telles la traite des vaches matin et soir.
D’avril
à août, le marais communal vit à l’heure de la
tourbe. En effet plusieurs hommes sous la conduite d’un contre-maître
tourbier M. CARON Alfred, procèdent à l’extraction de
ce combustible qui sera vendu par adjudication en priorité aux habitants
de la commune.
Travail difficile, demandant une force exceptionnelle, qui peut être
réduit à néant si l’été est trop
pluvieux. La guerre de 1914 / 1918 mettra d’ailleurs un terme à
cette activité.
A la même
période , le marais voit arriver un impressionnant troupeau de vaches
et de veaux appartenant à tous les cultivateurs et ménagers
de la commune. Les animaux sont gardés par un vacher qui en outre
procède à quelques travaux de curage des fossés et
de faucardage des étangs.
Le troupeau remonte au soleil couchant, empruntant la rue du Marais, qui
grâce à sa forme d’entonnoir permet de canaliser les
animaux, poussés par le vacher jusqu’à la grand route.
Chaque animal retrouve alors seul à son étable. Il faut dire
que la circulation est peu importante.
Ce qui n’empêcha pas un accident, sûrement l’un
des premiers du département.
Cet accident eut lieu dans le virage devant la maison de Mme Pagani. Une
auto venant d’AMIENS, conduite par un docteur en heurta une autre,
venant de Flixecourt appartenant à un directeur de la maison Saint.
Ce fut l’occasion pour les habitants de la rue de voir de tout près
ces bolides qui faisaient au moins… du 30 à l’heure !
1912 a donné
un nouveau Maire, à la commune : M. Léon FOURNY.
Le conseil est en outre composé de M. SOULAS Léopold ,ancien
instituteur , adjoint, ainsi que de BARBIER Victorice, SOYEZ Clodomir, HORVILLE
Gaston, BONDOIS Lucien, PETIT Raymond, DUMINIL Vulphy, VASSEUR Anatole,
BRUNET Arthur, BONDOIS Léopold, CARON Fernand.
Les principales préoccupations du Conseil Municipal sont à
cette époque la gestion du marais :
· La location des étangs pour la pêche et la chasse,
· la réglementation du pâturage,
· l’extraction de la tourbe,
· les plantations de peupliers.
Le conseil
s’est lancé dans l’adduction du réseau électrique.
Il délibère en outre sur l’opportunité de payer
les journées des jeunes du village qui partent faire régulièrement
des périodes militaires obligatoires d’une quinzaine de jours.
L’instituteur
des garçons se nomme Monsieur VASSEUR, sa classe se situe près
de la Mairie. Il est également greffier de Mairie.
Quant aux filles, elles vont en classe, avec Mademoiselle COMONT, dans l’école
située à l’angle du sentier de TIRANCOURT et de la rue
à l’Avoine, on disait à l’époque : «
rue de bonne avoine ». La maison est actuellement occupée par
M. et Mme MOINE.
Monsieur le
curé, l’abbé HURTEL habite juste à côté
de l’école des filles, dans le presbytère.
La cloche de l’église rythme la vie de nos concitoyens. De
nombreux offices sont célébrés dans l’édifice
: la messe basse le matin, la messe solennelle, les vêpres, le salut…
Chaque rue
possède son puits où les ménagères vont tirer
l’eau qui servira aux usages domestiques.
L’électricité commence à s’installer dans
les foyers depuis que deux ingénieurs Messieurs Cousinet et Destrost
ont installé une usine électrique à PICQUIGNY.
Quelques maisons se risquent à troquer la bougie pour une ampoule
de faible intensité. Il y a 17 lampes dans les rues de la Chaussée
et deux dans la section de TIRANCOURT. Le conseil a en outre procédé
à la pose de 5 lampes dans des bâtiments communaux.
Les rues ne sont pas goudronnées et l’eau, chargée de purin, s’écoule dans des caniveaux profonds jusqu’au marais ou dans la mare située sur la Pace du village qui en outre servait de réserve d’eau en cas d’incendie, d’abreuvoir pour les animaux, et parfois pour faire le cidre…
A la veille
de la guerre, notre village compte 211 maisons qui sont pour la plupart
construites en torchis sur un soubassement de briques que l’on a enduites
de goudron afin d’éviter l’humidité.
La maison de l’ouvrier ne compte souvent que deux pièces :
la chambre où dorment tous les membres de la famille et une pièce
principale où l’on vit, où la maîtresse de maison
fait les repas, où l’on mange, où l’on joue aux
cartes et où l’on se réunit avec ses voisins, le soir
venu, l’hiver, devant l’immense cheminée où pétille
un feu de bois pour la veillée où chacun raconte ce qu’il
a fait, ce qu’il a entendu, ou ce qu’il a lu dans le journal
« le Progrès de la Somme », l’ancêtre du
Courrier Picard.
La ferme a souvent une pièce en plus : le fournil où le cultivateur
fait le pain et les tartes et fait cuire le manger pour les cochons.
L’été, les gens se réunissent plutôt sur les marches de leurs habitations afin de discuter, d’échanger des propos souvent pleins de ce bon sens qu ‘avait nos anciens pendant que les enfants jouent au cerceau dans la rue. Ils aimaient également raconter des histoires du passé, perpétuant ainsi une tradition orale que nous ne connaissons plus aujourd’hui.
Les sujets
ne manquent pas, surtout en ce mois de juillet 1914.
Pour la fête d’été qui a eu lieu le 12 juillet
et pour les cérémonies patriotiques du 14 juillet, l’optimisme
habituel ne fut pas au rendez-vous. Chacun ayant en mémoire l’assassinat
du neveu de l’Empereur d’Autriche : l’archiduc François
Ferdinand et de son épouse.
« Ce n’est pas bon », disait-on.. « il paraît
que l’on va avoir la guerre »…
Quand la nouvelle de la déclaration de la guerre entre l’Autriche
et la Serbie fut connue le 28 juillet, le doute ne subsistait plus : la
guerre était inévitable du fait des Alliances. Alors les visages
changèrent, les mères pensèrent à leurs fils
et à leurs maris qui allaient devoir partir .
Dans les cafés, il n’y avait plus qu’un seul sujet de
conversation : la guerre, cette maudite guerre qui allait détruire
tout.
En attendant
chacun s’affairait à terminer la moisson. « Nous n’y
arriverons jamais, qui fera les meules ? » pouvait-on entendre ça
et là. Quelques optimistes essayaient de rassurer les autres en disant
: « avec l’armée que nous avons, nous serons rentrés
pour battre le grain dans les granges. »
Une femme de militaire renchérissait en disant : « Messieurs,
la guerre est nécessaire, il faut reprendre l’Alsace et la
Lorraine que les odieux Prussiens nous ont confisquées en 1870. »
D’autres y allaient de leur couplet patriotique pour essayer de justifier
cette atrocité qu’est une guerre.
Mais au fond, chacun savait que rien ne serait plus jamais comme avant ;
beaucoup ressentaient une douleur au ventre, cette douleur annonciatrice
de mauvais moments à venir, même les plus orgueilleux avaient
perdu de leur arrogance .
Un jeune dit
à sa mère, « je vais partir à la guerre et je
n’en reviendrai pas vivant » alors la mère en larmes
essayait de le rassurer en lui disant que le président Poincaré
allait tout faire pour préserver la Paix ; cette paix que certains
espéraient encore malgré les nouvelles alarmantes et contradictoires
qui venaient dont je ne sais où et qui se colportaient en s’amplifiant.
Un ancien se souvint que déjà en 1870, les premiers combats
avaient eu lieu au début du mois d’Août et avaient fait
couler beaucoup de sang en France et en Picardie. Il avait été
du régiment de FAIDHERBE qui avait tenu les Prussiens en échec
à Pont Noyelles, ce qui avait laissé croire un moment à
une issue favorable, malheureusement sans lendemain puisque les Prussiens
avaient fini par gagner, n’oubliant pas de piller la population qui
longtemps garda en souvenir, cet épisode tragique. Les Prussiens
étaient venus à LA CHAUSSEE-TIRANCOURT, avait volé
du grain, de la paille, du foin aux cultivateurs qui en avaient pourtant
bien besoin. En outre, ils s’étaient mal comporté avec
certains habitants ; alors l’ancien exhortait les jeunes à
se venger afin de laver l’affront.
Le 31 juillet,
une nouvelle arrive : quelqu’un a assassiné Jaurès !
Alors, cela semble désormais évident, la Paix est terminée…
A LA CHAUSSEE-TIRANCOURT, la journée se termine dans la crainte du
pire, malgré un beau temps, certes nuageux, mais chaud : il fait
23° encore à 5 heures.
« c’est pour demain vous verrez ! » proclame un habitant
sûr de lui. Intuitivement beaucoup pensent comme lui et nombreux sont
les hommes qui commencent leur paquetage.
Le samedi 1er Août, l’ordre de mobilisation générale
arrive à 17H à la Mairie, apporté par les gendarmes.
Immédiatement le garde Albéric JACOB l’affiche à
la porte devant de nombreuses personnes présentes sur la Place, regroupées
comme pour se donner du courage.
« je vous l’avais dit il y a longtemps, » crie un homme
ulcéré, par cette tragique nouvelle,
« je vous l’avais dit. Pourquoi ont-ils rallongé le service
militaire l’an dernier ? »
Il y aura bien encore quelques cris de désarroi, mais, très
vite chacun s’en retourne chez lui prévenir qui sa femme, qui
son père.
Les hommes
jusqu’à 45 ans sont concernés. En principe les plus
anciens seront affectés à des tâches à l’arrière
telles la surveillance des lignes de chemin de fer ou des ponts, mais la
réalité sera vite différente, et devant la boucherie
qui suivra les erreurs de l’état major, même les plus
vieux seront présents au front.
Par petits groupes, les hommes se rendent à la gare de PICQUIGNY
où ils retrouvent leurs collègues des villages avoisinants.
Sur le quai,
se presse une foule importante : des mères, des épouses, des
enfants qui ont parfois accompagné le mobilisé.
Le silence et la dignité parcourent l’assistance. Puis le train
est annoncé, la barrière s’abaisse, un panache blanc
monte dans le ciel en direction de Saint-Pierre à Gouy . Quelqu’un
crie : « il arrive ! » . Alors c’est le déchirement
! Un dernier baiser furtif, et quelques paroles hachées en guise
d’au revoir comme celles ci :
« Surveille bien les enfants »,
« Fais attention à la rousse, elle doit vêler demain
»,
« Embrasse papa et maman, dis leur que je suis courageux »,
« Et toi, petit Jean, prends bien soin de maman et de la maison, c’est
toi le chef maintenant !» dit un jeune père en se contenant
afin de ne pas pleurer devant son épouse et son jeune garçon,
même s’il est à peu près sûr que lorsque
le train aura quitté la gare et qu’il sera loin de la vue de
sa famille, il se lâchera.
« Ne t’en fais pas petite mère, la mobilisation n’est
pas la guerre, je reviendrai bientôt, fais-moi de bonnes confitures...
» lance un jeune en voyant les yeux rouges et brillants de sa mère
qui a tenu à l’accompagner malgré des difficultés
pour marcher .
Dans un coin
de la gare, deux conscrits sont pensifs !
Le premier repense au sergent d’Amiens qui venait enseigner le maniement
des armes aux enfants de l’école. Quand il maniait le fusil
de bois, jamais il n’aurait pensé qu’un jour il devrait
partir pour défendre la patrie. Le deuxième est parti dans
des pensées : il doit avoir dans sa tête des souvenirs agréables,
souvenirs d’école, de première communion ou de certificat
d’études, et même si la vie de tous les jours ne l’a
pas toujours gâté après, même si ses journées
de travail semblaient ne pas finir, 15 heures par jour, ça laisse
des traces, malgré tout cela, il sait que le pire est à venir.
Dans un an, dans dix ans, cette soirée du 1er août, ce spectacle
là, personne ne l’aura oublié, non personne. Sauf ceux
qui ne reviendront pas... Quelle bêtise la guerre ! Pourquoi et au
nom de quels principes, arrache-t-on à la terre des hommes qui n’ont
rien à voir avec les idées d’orgueilleux et de vaniteux
?
Le dimanche 2 août, tous les mobilisés sont partis et ont rejoint
les casernes ou les écoles d’AMIENS qui servent de cantonnement
;
Dans quelques
jours, ils partiront pour le front où ils vivront parfois des moments
qu’il n’est pas permis de faire endurer à des êtres
humains, dans la boue, le froid, la pluie, le vent et la vermine..
Je vous ai parlé peut être un peu trop longuement de ce mois
de juillet 1914 à LA CHAUSSEE-TIRANCOURT, mais, il était important
pour moi de vous situer le contexte dans lequel vivaient ces hommes qui
ont payé de leurs vies, la bêtise humaine.