LE
CAHIER DE DOLÉANCES DE |
Archives Départementales de la Somme. B. 297
Quand
j'étais en terminale à l’École Normale d’Amiens, le professeur
d’histoire, Monsieur Jean LEFÈVRE,
nous avait fait travailler sur le cahier de doléances de la commune
de LA CHAUSSÉE-TIRANCOURT, car disait-il, ce cahier était exemplaire. J’ai
donc pensé qu’il était intéressant de le recopier dans son intégralité,
me limitant à surligner quelques lignes qui me paraissent importantes. Cahier de doléances
de la paroisse de la Chaussée de Picquigny Nous touchons au moment où les trois ordres de l'État réunis pour la même cause, quoique divisés d'intérêt vont opérer une révolution dans l'ordre civil et moral des individus. D'un côté, des immunités, des privilèges prescrits par une longue possession, d'un autre, des réclamations fondées sur l'équité naturelle, vont être pesés, discutés en présence du souverain, par les hommes les plus éclairés de la Nation. Ce moment si désiré des uns, si redouté des autres, va donc changer la face
de cet empire. Quoique
les deux premiers ordres de l'État, aient paru en général vouloir
se désister de leurs privilèges en faveur du tiers, une partie néanmoins
s'obstine encore à vouloir les conserver ; elle ne veut contribuer
pour rien aux charges publiques. Est-il équitable que nous portions
tout le fardeau des impôts, lorsque le clergé et la noblesse ont
seuls part aux grâces et aux faveurs du souverain ? Les honneurs et les dignités ne
suffisent donc pas à
leur ambition ! A quel titre ces deux ordres prétendent-ils s'affranchir
des charges pécuniaires et nous y assujettir seuls ? Est-ce en vertu des services qu'ils ont rendu à la Nation ? Si le clergé a éclairé la France, ne l'a-t-elle pas assez richement doté ? Si la noblesse a versé son sang pour la patrie; avons nous été avare du nôtre? Les armées n'étaient-elles composées que de gentilshommes ? Si cette noblesse a sauvé l'État par sa valeur, n'y avons nous pas contribué par notre amour et notre fidélité envers nos souverains ? Elle avait l'honneur de commander, nous obéissions. Nous n'aurions jamais pensé à mettre en problème ses droits; jamais nous n'aurions osé élever nos prétentions jusqu'à exiger d'elle le sacrifice de ses privilèges, si cette noblesse était encore celle qui, combattant pour son pays, servait son Roy de son corps et de ses biens. Qu'est devenue cette antique et généreuse noblesse ? Où sont ces noms si chers aux Français, ces noms si fameux, si redoutés des ennemis de l'État? Nous les cherchons en vain ici; il sont presque tous disparu : nous ne voyons aujourd'hui à leurs places que des hommes qui, étrangers à la gloire, aux services et aux travaux de ces illustres guerriers, en usurpent les privilèges. Nous nous garderons bien de confondre le corps de la noblesse avec celui des anoblis, nous distinguerons toujours le gentilhomme du noble. Cependant, depuis qu'il est question de donner une existence politique au corps du tiers-état, qu'est-ce qui s'y est opposé le plus vivement ? Les nouveaux nobles ! Des hommes tout récemment sortis d'un ordre où ils étaient à peine remarqués, des hommes qui ont encore un pied dans cet ordre, et que la moindre révolution peut y faire rentrer, des hommes qui ont acheté leurs titres, des hommes enfin que le dernier de nous pourrait égaler si la fortune le secondait ! Et ce sont ces hommes qui, élevant aujourd'hui la voix, osent traiter d'insurrection les réclamations fondées du tiers ! L'affluence de nobles et de citoyens
revêtus de charges procurant la noblesse ou donnant les privilèges
de la noblesse, surcharge nécessairement la classe du tiers-état
des impôts dont ils acquièrent l'exemption. Un homme entre dans les
vivres de l'armée ou dans les fermes générales, fait une fortune immense
et rapide, achète de gros biens, puis aussitôt se procure une charge
qui lui donne la noblesse transmissible, l'exempte de franc-fiefs,
de taille, de corvée, etc. Le voilà noble lui et ses descendants.
Ses arrières petits-fils viendront bientôt nous démontrer que lés
prérogatives dont ils jouissent, sont des récompenses qui leur sont
dues en vertu des services de leurs aïeux. Vous
nous dites qu'après que la tourbe est extraite, le
prés est sans valeur. C'est vrai, mais vous ne nous en faites
pas moins payer le vingtième sur le prix du prés
voisin qui est en pleine valeur, quoique le nôtre soit couvert
d'eau, et que trente, quarante, cinquante ans s'écouleront avant qu'il
redevienne en valeur. Optez donc, ou laissez nous tout le profit de
la tourbe, en dédommagement des quarante à cinquante ans que nous
passerons sans rien retirer de nos prés, quoique vous en exigiez toujours
le vingtième ; ou si vous voulez partager le profit de la tourbe,
attendez que nos prés soient en rapport pour les imposer. Persuadés
que la force d'un empire consiste moins dans l'étendue de sa population
que dans la sagesse de ses lois, que les lois ne font le bonheur et
le salut des peuples qu'autant qu'elles sont maintenues et observées
scrupuleusement, nous croyons devoir vous rappeler que la loi portée
par le souverain ne tire sa force que du consentement des sujets.
Conservez donc l'autorité royale dans toute son étendue, respectez
les droits du trône, mais ne compromettez pas ceux de la Nation. Assignez
un revenu fixe au souverain, que les dépenses de la cour soient tellement séparées de celles de
l'État, que le trésor royal ne soit plus dans le cas de s'épuiser
pour fournir au luxe dévorant du trône et â l'insatiable cupidité
des ministres et des courtisans. Rendez le directeur des finances responsable des déprédations du trésor royal qui n'est, strictement parlant, que le trésor national. (Nous ne pouvons supposer qu'il y ait des gens assez méchants pour oser faire ici aucune application. La probité du directeur actuel est si connue, qu'on se rendrait coupable en voulant la justifier). Comme le trésor national est un dépôt formé par les trois ordres de l'État, et que ni les ministres, ni même le Roy ne doivent disposer, sous quelque prétexte que ce puisse être, de la moindre partie de ce dépôt sans le consentement des contribuables, demandez et obtenez qu'aucune pension, ordonnance ou gratification accordée par le Roy sur la demande des ministres, ne sera payée que sur le bon des membres préposés par les États Généraux, qui examineront si les services ou les talents qu'on veut récompenser ne sont pas trop payés, ou s'ils le sont assez, en réservant de régler lesdites pensions, ordonnances ou gratifications, en les augmentant ou en les diminuant suivant l'exigence des cas. Vous mettrez par là les ministres dans l'impuissance d'endetter l'État par leurs prodigalités ; ils vous sauront gré un jour d'avoir prévenu les remords de leurs consciences. Ces Messieurs n'ont jamais voulu entendre qu'une grâce qu'ils accordent au nom du Roy pour des services peu proportionnés à l'importance du don, est une injustice qu'ils font à l'État. C'est vider la bourse des malheureux pour emplir celle des riches. Que le directeur des finances soit tenu de présenter tous les ans à vos préposés, et à une époque indiquée, le montant des recettes et des dépenses de l'année, et qu'après vérification faite, ces préposés se transportent au trésor national pour en constater l'état. Avant de travailler à l'amélioration des finances, appliquez-vous d'abord à détruire les abus. Demandez la diminution des émoluments des hommes en place. Les grandes charges de la couronne et de la cour, celles dont les appointements ne sont point acquis par une finance proportionnée ou mérités par un service pénible, sont dignes de votre attention. Suivez les ministres jusque dans leurs retraites. Dix mille francs de pension suffisent à ceux qui n'ont été que cinq ans en place, accordez-en vingt à ceux qui y auront été dix ans, trente à ceux qui y seront restés quinze ans. IL faut que les services soient récompensés. Si aucun d'eux y fournit une carrière de vingt cinq ans, O! donnez lui cent mille écus! S'ils ne sont pas dus à ses services, vous les devez à sa persévérance, ou du moins à son heureuse étoile. Poursuivez
sans miséricorde et sans relâche et livrez au glaive de la justice
ceux qui se seront rendu coupables de péculat, n'épargnez pas même ceux qui auront fait un trafic odieux
de leur crédit ; il en est parmi eux qui reçoivent de toutes mains.
On a en exécration ceux qui se sont enrichis dans le ministère.
On a raison, sans doute, mais leur empressement à saisir toutes les
voies qui leur sont ouvertes pour parvenir à la fortune, n'est-il
pas plutôt l'effet du peu de stabilité de leurs places, que celui
d'une cupidité effrénée? Les changements fréquents qu'on voit dans
le ministère ne semblent-ils pas les autoriser à employer le peu
de temps qu'ils y sont, à s'enrichir et leurs créatures ? En est-il
beaucoup parmi ceux qui les accusent, qui agiraient plus délicatement?
non : et rien ne prouve mieux combien il importe à la Nation
de donner aux hommes en places des surveillants. Elle pourrait cependant
tenir ce langage à la plupart des ministres : Si vous vous excusez
sur le peu de temps que vous restez en place, de la nécessité de penser
à vous et aux vôtres, pourquoi, lorsque vous quittez le ministère
n'abandonnez-vous pas en même temps le profit avec l'honneur de la
place? Vous vous êtes mis en possession
de vous réserver une retraite de 40 000 livres. Lorsque vous avez
paru au ministère, soit que vous y ayez été un an, ou dix ou vingt,
soit qu'on vous ait renvoyé, ou que vous ayez donné votre démission,
soit que vous ayez eu des talents, ou que vous ayez été sans capacité,
soit que vous ayez bien ou mal administré, soit enfin que vous ayez
enrichi ou endetté l'État. On en voit un parmi vous, nous le
savons, qui a quitté sa place sans accepter de pension. Les
intérêts de son maître, la restauration des finances et la prospérité
de l'État, pouvaient seuls l'attacher au ministère. Si la cabale l'en
a fait éloigner pour un temps, ses vertus et ses talents l'y ont fait
rappeler. La confiance du monarque et l'estime de la Nation, lui tiennent
aujourd'hui lieu de récompense. Les
ministres sont les conseillers nés du trône, le Roy ne les appelle
auprès de sa personne, que pour s'aider de leurs conseils et s'éclairer
de leurs lumières : mais on peut dire que vous l'avez en tous temps
très mal conseillé. Vous l'avez toujours conduit dans les ténèbres
à la lueur de quelques flambeaux obscurs. Vous avez calculé strictement
à quelle distance vous deviez le tenir éloigné de la lumière du jour
dont vous redoutiez la trop grande clarté: elle aurait trop démasqué
votre conduite ; car n'hésitons point de le dire, la cour depuis longtemps
est un champ que vous avez abandonné au pillage. Ministres prévaricateurs !
Si vous eussiez écouté la voix de votre conscience, elle vous criait
d'instruire le monarque du désordre de ses finances, du brigandage
de ses officiers publics, et de la misère affreuse de son peuple ;
elle vous criait d'insister sur la nécessité de réformer sa maison
domestique. Qu'a besoin le Roy d'un si grand nombre de chevaux
? Que ne lui représentiez-vous qu'un prince qui veut s'appliquer aux
affaires de son royaume, et étudier l'art de bien gouverner, ne doit
point chasser tous les jours de l'année? Il suffit qu'il prenne cet
amusement une fois ou deux au plus par semaine. Bien loin de lui donner
un conseil aussi salutaire pour lui, aussi avantageux pour la Nation,
vous avez cherché à prolonger la durée de ses plaisirs, vous l'avez
distrait des affaires le plus que vous avez pu, pour vous les approprier
; vous avez voulu régner sous son nom. Vous n'y avez que trop réussi
pour le malheur de la France. Mais enfin nous nous lassons de
fléchir devant vous: votre règne expire. Si nous avons vu quelques
ministres profiter de l'ascendant que leur donnaient leurs places
pour chercher à diminuer l'autorité de certains corps dont les entreprises
ne tendaient à rien moins qu'à ébranler les fondements de la monarchie,
il faut convenir néanmoins que la plupart n'ont eu en cela pour but
ni les droits du trône, ni le bien de l'État, ni la sûreté des citoyens,
mais il cherchaient seulement à faire valoir leur autorité, contenter
leurs fantaisies et assouvir leurs petites vengeances personnelles. Insistez
sur l'établissement de la dîme royale. C'est l'impôt le plus équitable
et le seul qui puisse être réparti en proportion de la fortune des
individus. Combien de terres possédées par
des roturiers, sont soustraites à la taille, parce qu'elles sont inconnues
dans les paroisses où résident les propriétaires? Combien de terres
omises sur les rôles de vingtièmes, ou possédées par des hommes puissants
qui ont un abonnement particulier? L'impôt territorial ! L'impôt territorial
! et tout sera connu. Faites en sorte que la dîme royale
puisse tenir lieu de vingtièmes, taille, accessoires, capitation et
corvées, ne vous laissez pas prévenir par toutes les objections qu'on
pourra vous faire à ce sujet, ni par la difficulté qu'on fera naître
sur la manière de la percevoir, car ceux qui s'opposeront à son établissement,
sont à coup sûr, intéressés à ce qu'elle n'ait pas lieu. On sait ce qu'une généralité produit en vingtièmes, tailles, etc. D'après
cela on peut en très peu de temps vérifier si, dans chaque généralité,
l'impôt territorial perçu à raison de cinq ou six du cent sur la totalité
des terres, prés, bois, vignes, etc., peut remplacer en valeur les
impôts que nous venons de désigner. Il suffit pour s'en assurer, de
faire crier par les municipalités des campagnes, bourgs ou villes
où il y aura des exploitations, la dîme de l'endroit ; on verra bientôt
si le produit des fermages de la dîme royale est équivalent aux impôts
actuels de la généralité. On vous objectera qu'il y a des fermes
isolées, des exploitations d'abbayes, de communautés qui ne sont point
du ressort des paroisses voisines. Répondez que toutes les paroisses
qui environnent ces fermes et ces abbayes s'y transporteront au jour
pris, avec leurs municipalités, et qu'elles auront le droit de mettre
leurs enchères comme les fermiers et les abbayes même. Onéreux, en ce que ces fiefs deviennent par là des biens à charge aux propriétaires par la difficulté de s'en défaire au besoin. Il est tel bien fief qui convient à un riche particulier qui ne peut se décider à l'acquérir, à cause des droits du fisc, et le noble qui devrait l'acheter n'en a souvent pas la faculté. Le bien n'est pas vendu faute d'acquéreur, le propriétaire se trouve gêné, et le commercé languit. Outre que ce droit se perçoit tous les vingt ans, chaque mutation eu nécessite encore un nouveau, et l'on a vu des fiefs changer trois à quatre fois, en moins de six ans, de possesseurs par droit de succession. Le
commerce et l'agriculture sont la vraie richesse d'un état
; ce sont deux mines intarissables, quoique sujettes à de terribles
variations. Le succès n'est pas toujours le fruit du travail et de
la science, l'aveugle fortune s'attache autant aux combinaisons du
hasard qu'aux routes tracées par l'expérience. Favorisez donc le
commerce, encouragez l'agriculture. Il est une classe de cultivateurs
sujette à des vicissitudes que n'éprouvent pas les autres : c'est
celle qui exploite les biens de certains bénéficiés. Demandez pourquoi
les prieurs non conventuels et les abbés commendataires sont en possession
d'annuler les baux de leurs fermiers lorsqu'ils entrent en jouissance
d'un bénéfice, et pourquoi ceux-ci sont tenus d'achever leurs baux,
si le nouveau titulaire les y oblige? Faites bien remarquer aux représentants
de la Nation qu'un bail est un pacte ou convention entre deux
personnes mutuellement consentantes à en observer les clauses, et
que l'une ne peut se dispenser de les remplir, sans que l'autre y
acquiesce. Autrement l'une d'elles serait seule lésée, car il est
hors de doute que M. le prieur en entrant en possession de son bénéfice,
commencera par en faire afficher les terres, et écoutera les offres.
Si elles n'excèdent pas le « rendage »
du fermier, il le contraindra d'achever son bail ; si au contraire,
il trouve une augmentation quelconque, on sent bien que le primo nihi
sera prononcé sur-le-champ. M. le prieur fera son profit d'abord,
ensuite le fermier cherchera le sien. On a souvent agité cette question : est-il avantageux pour l'État, d'empêcher les prieurs et les abbés commendataires, d'annuler les baux de leurs prédécesseurs, et n'est-ce pas un abus de leur en laisser le pouvoir? On est convenu assez généralement que le droit des abbés était contraire á la saine raison, et préjudiciable au bien de l'État et des particuliers. On dit, il est vrai, et on ne cesse de le répéter, que les gens de main morte, toujours avides de jouir, exigeant des pots de vin considérables, diminuent par-là, la redevance annuelle, ce qui porte préjudice á leurs successeurs, et que le seul moyen de remédier á ce désordre est de laisser á ceux-ci le droit d'annuler les anciens baux. Pour appuyer ce raisonnement, on ajoute que, le bénéfice devenant le bien du nouveau pourvu, il lui est libre d'en disposer dés le moment qu'il y est nommé, et que ce serait un abus d'en laisser la jouissance au fermier. Il y a bien des choses á répondre á cela. Si c'est un abus de laisser jouir le fermier, n'en est-ce pas un autre de le chasser lorsqu'il a donné son argent ? Or, de deux abus, ne doit-on pas toujours détruire le plus nuisible ? Comment d'ailleurs un bénéfice est-il le bien de celui qui en est pourvu ? Qu'est ce qu'un bien qu'on ne peut aliéner, et dont on ne peut pas même échanger la moindre parcelle ? C'est simplement un usufruit. Nous en distinguerons de deux sortes, l'un à vie et l'autre fixé à certain terme. Celui de l'abbé est donc du premier genre, et celui du fermier pour un temps limité qui ne peut excéder neuf ans. Il s'agit de savoir maintenant, lequel des deux est le plus sacré : celui du fermier paraît mériter la préférence, puisqu'il est le premier jouissant. On objecte en vain, qu'il ne paye pas la valeur du bien, que le pot de vin qu'il a donné est un acte désapprouvé par les lois, que d'ailleurs le nouveau pourvu est censé ignorer une convention tacite et injuste á son égard. Pourquoi, répondrons-nous, le prédécesseur a-t-il mis le fermier dans la nécessité de transgresser la loi? c'est à lui qu'il faut s'en prendre. Mais où est donc le grand mal qu'un abbé soit privé pendant quelques années du tiers ou du quart des revenus d'un bénéfice, de la totalité desquels il s'était passé jusqu'alors ? Quoi? Parce que M. l'abbé est un homme de haute qualité, il lui faut quinze ou vingt mille francs pour prier Dieu ! Mille écus de moins, l'empêcheraient de dire son bréviaire! Lorsque la majeure partie de sa famille attachée au service du prince, s'expose á toutes les fatigues et aux périls de la guerre, s'abandonne á la fureur des éléments pour une modique paye, eh ! Qu’il se contente d'un sort trop doux pour un homme qui a renoncé aux richesses, et qu'il cesse de s'abreuver du sang des malheureux ! N'est-ce pas odieux et affligeant pour l'humanité, de voir un honnête cultivateur, chargé d'une nombreuse famille, ruiné totalement par l'avarice d'un homme qui a fait profession d'être charitable ? Est-il donc indifférent á l'État, que huit à dix enfants qui auraient pu le servir dans différents emplois, soient inhumainement réduits à l'opprobre et à la misère ? Quelle perte pour l'agriculture, pour le commerce, pour les arts, et pour la population ! Mais vous, M. l'abbé, qui, renonçant au monde avez fait vœu d'ensevelir votre postérité avec votre nom, qu'importe á l'État que vous existiez? Ou plutôt que ne lui importe-t-il pas que vous le débarrassiez au plus vite du fardeau de votre oisiveté, et que vous ôtiez de ses yeux le tableau scandaleux de votre avarice, de votre inhumanité et peut-être de vos dérèglements et de votre irréligion ! C'est ici l'occasion de donner la preuve du pouvoir abusif des abbés. Parmi tant d'exemples, nous n'en citerons qu'un seul, presque récent, dont la noirceur a provoqué l'indignation publique. L'abbaye de Saint-Jean d'Amiens, ordre des Prémontrés, possède
á quelques lieues de cette ville, vers l'Artois, une exploitation
immense divisée en six fermes. M. l'abbé de Crillon était pourvu de
cette abbaye. Au renouvellement des baux, voulant tirer un pot de
vin considérable des fermiers, il eut la perfide générosité de leur
proposer des baux à vie. Jamais proposition ne fut mieux accueillie.
On échange sur-le-champ des baux pour un pot de vin. Que fait, alors
M. de Crillon? Dans l'année même, il remet au Roy son abbaye pour
en obtenir une plus riche. Les fermiers étonnés d'un procédé aussi
leste, ont répété leur vin. M. de Crillon se boucha les oreilles.
Ces malheureux cultivateurs trompés si lâchement ont eu recours á
la justice : la cause fut portée aux tribunaux, plaidée et emportée
d'emblée par M. de Crillon. C'est ainsi que, sous la protection des
lois civiles, un ministre de l'Évangile a donné á toute une province
le spectacle scandaleux de l'avarice la plus infâme et de l'injustice
la plus révoltante. On l'a déjà dit tant de fois, répétons le encore
: les curés et les vicaires, restreints pour la plupart á une modique
rétribution, portent seuls le fardeau du sacerdoce, tandis que le
haut clergé s'empare des dignités et des richesses de l'Église. Obtenez la recréation des grands bailliages, ne vous arrêtez
pas aux clameurs des parlements et de leurs adhérents. Laissez les
s'épuiser en remontrances déclamatoires pour vous prouver les inconvénients
qui en résulteraient. Autant vaut-il que
nous perdions un procès chez nous, que d'aller nous ruiner pour l'acheter
á Paris plus que sa valeur. Demandez un nouveau code criminel. Si les parlements tiennent á l'usage de la sellette, rappelez leur que, par ignorance ou par prévention, ils y ont fait asseoir les Calas, les Sirven, les Monbailly, et les trois innocents sauvés par le courage et l'éloquence d'un magistrat dont nous pleurons encore la perte. Avant la dissolution des États Généraux,
formez une commission intermédiaire permanente, composée de vingt
membres au moins.
Que cette commission réside toujours á Paris et s'assemble régulièrement
une fois par semaine. Qu'elle soit autorisée á régler tout ce qui sera de la compétence des États Généraux, d'après les instructions qu'ils lui auront laissés. Que la connaissance des affaires d'une importance majeure soit réservée aux seuls États Généraux assemblés. Que ces États Généraux soient convoqués tous les cinq ans, et chaque fois que les besoins pressants de l'État l'exigeront. Que votre commission intermédiaire ait deux greffiers :l'un pris dans l'ordre du clergé ou de la noblesse, et l'autre dans celui du tiers-état ; qu'en cas d'absence ou de maladie, ils aient chacun un substitut pour les représenter. Que tout ce qui aura été délibéré et arrêté par la commission soit consigné sur les registres de chaque greffier. Nous demandons l'abolition du tirage forcé de la milice. Ne sommes-nous pas assez grevés d'impôts, sans ajouter á nos charges par une levée d'hommes, dont la perte devient le tour-ment de nos familles ? Puisque nos voisins ont le droit de payer en argent cette contribution, pourquoi sommes-nous obligés de contribuer de nos personnes? N'est-il pas injurieux pour une nation aussi franche, aussi généreuse qu'est la nôtre, dont la fidélité et l'attachement á ses souverains ne se sont jamais démentis, d'être forcée de subir le sort ? Le Roi doute-t-il donc du zèle des sujets de cette province, et de leur dévouement au service qu'exigent la sûreté et la tranquillité de l'État ? N'est-il pas contre toutes les règles de la convenance et de la politique qu'un citoyen honnête, un fils unique, abandonne ses biens, ses possessions, laisse une mère en viduité, des frères en bas âge, pour suivre un état pour lequel il n'a que de la répugnance? On veut, dit-on, forcer par là les jeunes gens á se marier, pour accroître la population. La France manque-t-elle donc de sujets ? La population trop étendue n'est-elle pas quelquefois plus á charge que nécessaire á un état? Jugeons en par la disette qui se fait généralement sentir aujourd'hui dans tout le royaume. Les besoins sont pressants, les ressources s'épuisent, le pain manque, et les bras sont sans travail. Comment veut-on d'ailleurs encourager la population, en enlevant á un père de famille, un fils à peine arrivé à pas lent à cet âge où ce père peut espérer que les secours qu'il a le droit d'attendre de son fils vont le dédommager des dépenses qu'il a faites pour élever son enfance et des peines et des soins qu'il a donnés á son éducation ? Nous demandons que, par la suite, les régiments provinciaux soient composés de sujets de la province enrôlés volontairement, et que dans les villes, bourgs et paroisses de campagnes, le tiers-état contribue à la levée des soldats en proportion de ses facultés. II est juste que celui qui a plus de possessions á conserver, paye plus les hommes qui lui garantissent la jouissance paisible de ses propriétés. Tels sont les objets que la communauté
de La Chaussée entend être présenté aux États Généraux assemblés,
à la sagesse desquels, ainsi qu'aux bontés du Roy pour son peuple,
et aux vues patriotique du ministre actuelle des finances, ils s'en
rapportent entièrement, persuadé qu'en ses États Généraux ils ne s'occuperont
que du bien commun des peuples, et particulièrement de la classe la
plus indigente de l'État. Fait et arrêté á La Chaussée le vingt et un mars mil sept cent quatre-vingt-neuf. Signé: Thuillier de Monrefuge, Jean-Baptiste Fouache, Mercier, Barbier , Thuillier, Honoré Lenoir, Canteleu, Vasseur, Brunet, Chambellant, Cherville, Deflandre, Mercier, Barbier, Malet, Barbier, Pierre Ravin, Augustin Lenoir, Jean-Baptiste Brunet, François Depoix, Cauchy, Pierre Hulot, Jean-Baptiste Horville, Jean Diu, Bondois, François Guillerand, Bernard, Montigny. |