L'HOMME  DU  PUITS

LE GLANEUR
du 9 avril 1842

Toute la ville connaît l'accident qui mit en danger, à La Chaussée-Tirancourt, la vie d’un père de famille habitant la commune de Picquigny. Les détails que l’on va lire offrent un récit aussi exact que circonstancié d'un événement dont les conséquences pouvaient être bien funestes. Ce récit prouvera aux hommes de toutes les classes quelle est la sollicitude avec laquelle l'autorité veille à la sûreté, des citoyens. Pour faire comprendre la nature et l'importance des travaux qui eurent lieu sur le terrain, nous joignons à notre feuille une lithographie faite sur le plan dressé par une personne qui prit à ces travaux une part des plus actives et des plus utiles.
Le vendredi 1er avril, Marc Gricourt de Picquigny, fut chargé de réparer et de recreuser un ancien puits abandonné, au village de La Chaussée près Picquigny : il s’y fit descendre. Mais, effrayé de l’état dans lequel se trouvait la maçonnerie de revêtement, il remonta presque de suite, abandonnant les outils dont il s’était muni. Peu après cependant, il voulut les aller chercher. Mais, à peine atteignait-il le fond du puits, qu'un éboulement vint le couvrir presque en entier. L'un de ses fils l'avait accompagné. Malgré l’imminence du danger , il n’hésita pas à lui porter secours : des planches et des madriers furent dressés contre la maçonnerie chancelante ; une forte pince, des pièces de bois et deux cercles en fer furent placés pour les soutenir. Après ces premières précautions, on s'occupa d'enlever peu à peu les décombres dans lesquels Gricourt se trouvait presque enseveli. Déjà ses pieds restaient seuls engagés, et l’on cherchait à couper ses brodequins, lorsqu'un nouvel éboulement le couvrit jusqu’à la ceinture. Force fut de cesser un travail qui, dans l'obscurité, n'aurait pu que précipiter la catastrophe ; la nuit entière se passa dans cette terrible position.
M. le Maire de La Chaussée était malheureusement absent. M. Digeon, Maire de Picquigny averti, le samedi matin, du danger que courait l'un des habitants de son canton, se hâta de se rendre sur les lieus et d'informer M. le Préfet de ce funeste événement. D’après les ordres donnés sur le champ par ce magistrat, M. Machart, ingénieur de l'arrondissement d’Amiens, arriva en poste sur les lieux, accompagné de M. Daboval, conducteur des ponts et chaussées. Quelques instants après, il était rejoint par deux autres employés de son bureau, MM. Pinsard piqueur et Riquier, aspirant, et plus tard par M. Denamps fils.
Le premier soin de l'ingénieur fut de se faire descendre dans le puits, à l'aide d'une corde, pour en examiner l'état ; il le trouva des plus menaçants. La plupart des madriers, placés à la hâte dans les premiers moments s'étaient déplacés dans les mouvements de terre qui avaient suivi. L'un du cercles de fer avait glissé ; l'autre, écrasé par l'énorme pression qu’il supportait, était aplati sur près de la moitié de sa circonférence, malgré sa grande épaisseur.
Au fond du puits, Gricourt, les jambes engagées dans les décombres, les pieds croisés, les genoux fléchis, le corps arqué vers la gauche, n'était maintenu debout que par une planche qui, lui serrant le ventre l'empêchait de faire aucun mouvement et l’aurait écrasé sans une pièce de bois appuyée derrière lui à la maçonnerie. Le bras gauche était pressé contre la paroi et, supportant tout le poids du corps, restait immobile. Du bras droit, resté libre, il tenait un râteau avec lequel il s'efforçait de ramasser peu à peu les décombres. Un ouvrier intrépide, le sieur Alphonse Collé, était près de lui.
Armé d'une petite fourche, il remuait les décombres et enlevait ensuite les paniers dans lesquels Gricourt les avait chargés. Mais obligé, faute d'espace, de se tenir accroché au-dessus de sa tête, il ne pouvait lui donner un secours plus efficace.

Malgré l'imminence du danger et bien qu'il vit les étais, cédant à la pression, se rapprocher peu à peu au-dessus de lui, depuis sept heures du matin, il continuait sans relâche le même travail.
Pendant ce temps, un nombre considérable d’ouvriers travaillaient avec ardeur, sous la direction M. le Maire de Picquigny, à ouvrir une immense tranchée que l'on espérait creuser jusqu'au niveau du fond du puits, pour arriver ensuite à Gricourt au moyen d'une galerie souterraine blindée.
Au premier aperçu, l'ingénieur pensa que le travail qui s'exécutait à l'intérieur du puits était celui qui présentait le plus de chance de succès. En effet, les étais se trouvaient dans un état tellement instable, qu'on ne pouvait que faiblement espérer que le percement d’une galerie souterraine n’en amènerait point la chute lorsque l'on arriverait jusqu’à eux. C'était cependant un espoir qu'il ne fallait pas négliger. Aussi, l'ordre fut-il donné de continuer la fouille avec les précautions nécessaires pour éviter les mouvements que pouvait faire craindre sa profondeur ; (elle atteignait déjà 7 mètres). On voulait, en même temps, faire consolider, autant que possible, les étais à l'intérieur du puits. Mais les charpentiers qui devaient être chargés de ce travail n'osèrent point l'entreprendre, et l'ingénieur lui-même, trop certain de la réalité du danger, ne crut point devoir insister pour les y engager. Il fallait attendre ce qui allait résulter des moyens déjà mis en usage.
Cette attente ne fut pas longue ; les débris du dernier éboulement étaient enlevés de nouveau ; Gricourt n'était plus engagé que jusqu'au dessus de ses chevilles. Mais, à ce moment, ce ne furent plus des graviers mobiles, ce furent des pierres du revêtement écroulé que l'on rencontra. Il était impossible de les remuer ; il fallut essayer de les réduire en fragments en les perçant au moyen d’une sonde. D’abord on eut l'espoir de réussir ; mais, au bout de quelques instants, un nouvel éboulement eut lieu. Gricourt se trouva couvert jusqu'à la ceinture. Le poids qui le pressait devait être énorme. Les ordres les plus pressants sont donnés. Collé n’abandonne pas encore son malheureux camarade ; au moyen de planches, de mannes apportées à la hâte, on forme au-dessus de sa tête une sorte de toit, et ce n'est qu'après l’avoir ainsi garanti autant que les circonstances le permettent, que Collé se détermine à céder aux instances que Gricourt lui-même lui adresse de se faire remonter sur-le-champ.
Au même instant, dans la tranchée latérale que l’on ouvrait, la nature du terrain changeait ; on avait travaillé jusque là dans une argile compacte, où les éboulements étaient peu à craindre ; on arrivait dans un banc de sable et de cailloux sans consistance. A peine s'était-on enfoncé à 1 mètre de profondeur au-dessous de l'argile, et déjà les parois latérales s'étaient éboulées sur plus de 0,5 mètre. L'ingénieur dût donner l'ordre de suspendre tous les travaux, afin de pouvoir réfléchir au parti qui restait à prendre.
Le seul qui paru offrir quelques chances de succès consistait à ouvrir une immense fouille en entonnoir autour du puits, et à démolir celui-ci jusqu’au fond par tranches successives. Contre le puits s'élevaient deux maisons ; il fallait les démolir ; on aurait ensuite plus de mille mètres cubes de terre à extraire c’est à dire un poids d’environ dix-huit cent mille kilogrammes.
Il faudrait élever les dernières couches hors d’une fouille de plus de 11 mètres de profondeur (35 pieds) cependant l'ingénieur n’hésita pas : sûr de l’approbation de M. le Préfet aux yeux de qui rien ne pouvait être mis en balance avec la vie d'un homme, il donna l'ordre de commencer la démolition des bâtiments, en même temps qu'il faisait partir un exprès pour réclamer le concours de travailleurs pris dans la garnison. (On a dit que le gouvernement avait été consulté sur cette démolition au moyen du Télégraphe et avait répondu par la même voie !!! On ne consulta que l'humanité.)
Il fallait, en effet, mon seulement du zèle, mais toute la régularité du service militaire près du gouffre que l’on allait ouvrir.
Malgré une pluie continuelle et un vent glacial, au point du jour les maisons avaient disparu. La compagnie des pompiers de Belloy, accourue sous la conduite de son capitaine et du Maire de la commune, s'occupait à en enlever les derniers débris, lorsqu'arriva la compagnie de voltigeurs de la garnison d'Amiens. Ces braves militaires, éveillés à minuit, d’après les ordres que le général Feitshamel s’était empressé de donner à la première réquisition de M. le Préfet, avaient parcouru en deux heures les trois lieues un quart de distance d'Amiens à La Chaussée. En quelques instants, des outils furent rassemblés par les soins de M. le Maire de Picquigny ; des chaînes s’organisèrent pour. le transport des terres au moyen de seaux à incendie, et M. le Préfet qui se rendit en poste sur les lieux, trouva les travaux en pleine activité lorsqu'il vint lui-même, au point du jour, encourager les travailleurs par sa présence. Il était accompagné de M. l'ingénieur en chef des mines avec qui le système des travaux fut de nouveau discuté. Ayant pris connaissance des difficultés qu’offrait la nature du terrain, et reconnaissant le danger de toucher aux étais du puits, M. l'ingénieur en chef déclara qu’aucun autre système ne paraissait offrir de chances aussi certaines.
Un seul instants, les travaux furent suspendus ; vers le milieu du jour, M. le Curé Doyen de Picquigny se présenta, accompagné de M. le curé de La Chaussée. Penché sur le bord du puits, au milieu du cercle des travailleurs immobiles et découverts, il interrogea Gricourt écouta ses réponses et prononça sur lui les paroles sacramentelles de l'absolution. Puis, tandis qu’à son signal, tous les bras s'agitaient de nouveau, les deux ecclésiastiques allant se placer dans une des chaînes des travailleurs, donnèrent eux-mêmes exemple du mode le plus beau d’honorer le Jour du Seigneur.
Dans la nuit du dimanche au lundi, 1es fouilles étaient parvenues à une profondeur de 6 mètres. Déjà l'on approchait de la limite du banc d'argile. C'était là que se rencontrait 1e danger le plus redoutable. Une excavation profonde s'était formée dans la paroi du puits. Lorsque l'ingénieur s'y était fait descendre, il avait pu s'y tenir debout. Il était à craindre que quand on viendrait à réduire l’épaisseur de l'espèce de voûte d'argile qui la couvrait, cette voûte ne se brisa tout à coup, et que le choc de ses débris ne suffit pour provoquer un nouvel éboulement. Afin de diminuer, autant que possible, ce danger, l'ingénieur donna l'ordre de remplir cette cavité de bottes de paille solidement soutenues. Le courageux Collé se fait de nouveau descendre dans le puits pour exécuter cet ordre. Mais, au moment où il pose les pieds sur le fonds de l'excavation, il sent le terrain trembler sous lui, et il entend Gricourt se plaindre que le poids qui pèse sur son corps se trouve encore augmenté. Prétextant alors une défaillance, pour ne point décourager son camarade, il se fait remonter et vient rendre compte à l'ingénieur de cette circonstance effrayante. Celui-ci donne ordre d'étayer le haut de la voûte ; quelques instants après, épuisé de besoin, de fatigue (il terminait alors la troisième nuit sans sommeil) il tombe sans connaissance sur le terrain qu'il n'avait pas quitté un seul instant. Il y revint le jour suivant et ne le quitta plus.
Dès le matin, M. le Préfet, averti de cet événement arriva de nouveau sur les lieux, accompagné de M. le général Feitshamel , de M. Lebreton, ingénieur en chef des ponts et chaussées et de M. Desbrochers, commandant du génie. Les divers systèmes que l'on pouvait employer furent de nouveau discutés. Il fut décidé que celui que l'on suivait serait continué. Il reposait, comme on l'a vu, sur une seule pensée : il faut sauver l’homme et, pour cela, consolider ou supprimer le puits. Le consolider ! Impossible. Dans l’état où il est et, d’après la nature du terrain, des éboulements sont inévitables ; l'homme périra. Le puits sera donc enlevé. Mais il faut une extrême célérité ; on travaillera nuit et jour. Il faut des précautions minutieuses ; on emploiera, dans les environs du puits, des militaires sous la conduite de leurs officiers, des cantonniers sous la direction de leur chef ; sur les points plus éloignés seront les habitants du village. Les travaux furent repris sous la direction de M. Lebreton qui, dès cet instant, ne quitta plus les lieux. La voûte, amincie peu à peu avec des précautions infinies, fut enfin enlevée tout entière, et, le mardi matin (car ce travail avait employé toute la journée et la nuit précédentes), le danger pouvait être regardé comme passé. On était en plein dans le banc de sable et de cailloux, et l'on voyait sans obstacle tout ce qui restait des parois du puits.
C'est alors que 1'on put s'applaudir du système qui avait été adopté. Sur les deux tiers de la circonférence, le revêtement en maçonnerie du puits était entièrement écroulé ; les pierres détachées s'étaient arrêtées pèle mêle dans les étais qui s'appuyaient confusément les uns sur les autres ; la seule partie restée debout formait une sorte de pilier auquel était adossé Gricourt toujours ; immobile dans la même position qu'il conservait depuis quatre jours entiers !
Dans une si terrible situation, le courage et la force ne l'avaient cependant pas abandonné ; souvent les renseignements qu’il avait fournis avaient utilement servi pour la direction des travaux. Convaincu que le moyen employé était le seul auquel il put devoir son salut, on l'avait entendu demander lui-même avec instance qu'un ne se pressa point , affirmant qu'il pouvait tenir encore un jour ou deux. Tandis que l'on enlevait une à une les pierres de l'éboulement, alors même que parvenus jusqu’au fond, deux ouvriers, armés de truelles, détachaient peu à peu les moellons entre lesquels il était, on petit le dire, maçonné, sa résolution ne se démentit point. Ce ne fut que quand il fut enlevé enfin du puits où il avait été si près de trouver un tombeau, que le courage, qui désormais ne lui était plus nécessaire, l'abandonna et qu'il perdit pour quelques instants connaissance. Ce moment était impatiemment attendu et ce fut un touchant spectacle que celui qu'offrit la délivrance d’un homme longtemps considéré comme perdu.
M. Lefurme, médecin, le recevait, muni de choses propres à remédier aux divers accidents que l’on pouvait craindre ; il le plaçait sur un brancard garni de matelas, d’oreillers et de couvertures. Douze hommes le prenaient, aussitôt et on l'enlevait, à l'aide de cordes de gradins en gradins jusqu’au bout du trou profond creusé pour la démolition du puits. Une foule immense l'attendait, l’entourait, le contemplait avec le vif qu’inspire un malheureux qui vient d'échapper à la mort. On le portait à l'hospice de Picquigny, où allaient se continuer pour lui les secours de l'art et commencer ceux de la charité ; car c'est ainsi qu'en France l'homme le plus obscur, menacé dans son existence, se trouve aussitôt placé sous la protection de la puissance publique, défendu par tout ce que l’art a de ressources, consolé par la religion et entouré des soins de l'humanité. Un Prince, un souverain, placé dans la position du pauvre terrassier, n'eut pas obtenu plus de secours.
Aujourd’hui l'état de Gricourt est aussi satisfaisant qu'on pût le désirer. Aucun accident fâcheux ne s'est manifesté, et, bien que les membres si longtemps comprimés, soient encore incapables de mouvement, on peut espérer que sous peu il sera en état de reprendre ses travaux.
Cet événement peut fournir aux bons citoyens un sujet de réflexions consolantes. Tout le monde a fait son devoir. On a vu les populations accourir, les divers corps de la garnison se relever, sans qu'à la marche des travaux l'on put s’apercevoir du changement, tant le zèle était égal. Conduits par leurs officiers, les soldats volaient au secours d'un homme avec ardeur et gaieté, comme ils vont au feu. Outre les personnes que nous avons déjà citées, un juste tribut d'éloges est dû à M. Manchion, capitaine des pompiers de Picquigny, à M. Lefebvre fils, aux deux frères Carton, aux frères Montigny, à M. Boistel, maire de Belloy, à M. le curé-doyen qui a fait la chaîne pendant longtemps, à M. Guillerand, adjoint de La Chaussée, à M. Caron son greffier et à M. Gavoy, qui a démoli le puits avec une adresse remarquable depuis le haut jusque en bas, sans qu'un seul fragment s'en détachât pour tomber à l'intérieur.
Parmi les employés des ponts et chaussées, dont un, le conducteur Daboval, est revenu blessé, on a surtout remarqué le piqueur Pinsard qui n'a pas craint de se faire descendre à plusieurs reprises dans le puits pour encourager Gricourt, et qui, pendant trois jours et trois nuits, resté sans interruption sur les travaux, a rendu les plus grands services par son activité, son intelligence et l’aplomb de la direction. M. Godin, garde du génie, a été également d’une bien grande utilité, surtout, dans les travaux si délicats qui ont dû être exécutés en dernier lieu pour enlever les étais et achever de dégager Gricourt. Le zèle et l'adresse dont il a fait preuve dans cette circonstance et les services qu'il a rendus ont dû faire regretter que son concours n'eût pas été plus promptement réclamé. Mais il faudrait citer tous ceux qui ont pris part aux travaux , et nous devons nous arrêter. Bornons nous en finissant à signaler à l’estime publique les propriétaires des maisons qui ont du être démolies. Eloignés de chez eux au milieu de la nuit, ayant l’un sa femme, l'autre son fils malades, ils n'ont pas fait entendre un murmure, pas élevé une objection, pas réclamé l’accomplissement d'une seule formalité, sacrifiant ainsi jusqu’à la garantie de leurs intérêts, devant la crainte de retarder le salut de leur concitoyen. Formons le vœu qu'ils soient amplement dédommagés des sacrifices auxquels ils ont si généreusement consenti. Gricourt est âgé de plus de cinquante ans ; il a, dit-on, cinq enfants, dont un est au service de l'état. Un spectacle touchant était celui qu’offrait sa malheureuse femme qui, pénétrée de douleur et dans l'anxiété la plus vive, demeura pendant trois jours et trois nuits près du lieu où était enseveli son mari. Elle entendit en versant d’abondantes larmes les cloches de l'église annonçant sa délivrance. Nous ne citerons pas de nouveau M. Digeon, notaire, maire de Picquigny ; son zèle et son dévouement sont au-dessus de tous éloges.