L’HOMME DU PUITS

Monsieur Marc GRICOURT

Relation exacte de ce qui s’est passé en la commune de La Chaussée-Tirancourt, près de Picquigny, arrondissement d’Amiens les 1, 2, 3, 4, et 5 avril 1842 :

Picquigny, le 6 avril 1842
Un accident est venu attrister une partie de notre arrondissement. Voici quelques détails sur cet événement.
Le vendredi 1er avril 1842, le sieur Marc GRICOURT, ouvrier carrier à Picquigny se rendit au village de La Chaussée pour y nettoyer un puits. Il y avait quelques heures qu’il se livrait à ce travail, lorsqu’un éboulement survint,et le sieur GRICOURT fut enseveli sous une masse de décombres à une profondeur de 15 à 16 mètres.
La nouvelle de cet accident se répandit bientôt dans la commune de Picquigny et plusieurs personnes se transportèrent bientôt dans la commune de La Chaussée -Tirancourt pour lui porter secours.
Le nommé Frénoy ? André se fit descendre dans le puits et après plusieurs heures de travail pénible et dangereux, il parvint à le dégager des décombres qui l’ensevelissaient, et à lui donner un peu d’air.
Le soir étant survenu, on fut forcé d’interrompre les travaux et le sieur GRICOURT resta la nuit dans la position la plus pénible.
Le lendemain, les travaux furent repris avec activité, et on parvint, après bien des efforts à dégager en partie le malheureux qui était enseveli tout vivant ; Mais tous les efforts furent inutiles pour lui débarrasser les pieds que deux grosses pierres retenaient dans le fonds du puits et les efforts que l’on faisait pour l’en retirer pouvaient occasionner un nouvel éboulement. On fut forcés de renoncer à opérer la délivrance de ce malheureux par ce moyen. Monsieur le Maire de Picquigny qui s’était rendu sur les lieux s’empêcha de dépêcher un courrier à Mr le Préfet pour l’informer de cet accident,et pour lui demander l’envoi de Mr l’Ingénieur du Département qui arriva sur les lieux du sinistre . Il s’empressa de reconnaître la triste position du malheureux en se faisant descendre dans le puits.
Après s’être assuré qu’il était impossible de dégager les pierres qui le retenaient, on décida d’en ouvrir une tranchée et de percer une mine pour arriver au-dessous de lui.
Un grand nombre de personnes que le désir de lui porter secours avaient attiré sur les lieux se mirent à l’ouvrage et la tranchée fut ouverte jusqu’à la profondeur de 10 mètres ; mais à cette profondeur, le terrain ne ressentit plus assez de solidité , on craignait que de nouveaux éboulements n’eussent lieu et les travailleurs et les travailleuses n’étaient plus en sûreté. On fut obligé de renoncer à ce nouveau moyen.
Pendant ce temps, des mesures furent prises pour garantir de nouveaux éboulements. Le malheureux qui était dans le puits et pour lui faire passer des aliments, ne pouvant opérer sa délivrance par le moyen qu’on venait de tendre, on résolut la démolition du puits ! Ce qui ne put se faire qu’en faisant aussi celle de deux maisons contre lesquelles il était adossé. Cette résolution prise, on se mit à l’œuvre et dans la nuit du 2 au 3, vers 3 heures du matin les 2 maisons furent rasées. Il arriva un détachement du 14ème Régiment d’infanterie légère en garnison à Amiens pour maintenir l’ordre et aider les travailleurs.
Le 3 au matin Mr le Préfet arriva sur le théâtre de l’événement, il adopta les mesures qui avaient été prises et encouragea les travailleurs par sa présence.
Malgré la rigueur du temps, on se mit à l’œuvre et l’on ouvrit un carré de près de 20 mètres de côté. L’affluence des travailleurs était considérable : des femmes, des enfants, faisaient la chaîne et transportaient la terre dans des seaux à incendie, on alla dans cette journée à la profondeur de 9 à 10 mètres.
Le lendemain 4, les habitants des communes voisines se rendirent en foule pour porter des secours.
Un nouveau détachement du 14ème Régiment arriva aussi pour seconder les travailleurs.
Mr le Préfet, Mr le Général, commandant le Département, plusieurs officiers du génie et Mr l’Ingénieur des mines, visitèrent les travaux et les dirigèrent. Quoique les travaux fussent poussés avec activité, les précautions qu’il fallait prendre à mesure que l’on approchait de l’individu firent que la journée se passa sans avoir obtenu aucun résultat.
Le 5, les travaux continuèrent en redoublant de précautions.
Un détachement d’Infanterie et un du 6ème régiment de Dragons furent encore mis à la disposition de M. l’Ingénieur.
Une foule immense entourait les travailleurs qui étaient dans le carré vers 3 heures d’après –midi ; les travaux furent couronnés de succès.
Après avoir séjourné 4 jours et 4 nuits dans ce puits, Marc GRICOURT en fut retiré sain et sauf au milieu des acclamations de la foule.
Disposé sur un brancard, il fut transporté à l’hospice de Picquigny où les soins les plus empressés lui furent prodigués ; le son des cloches des églises de La Chaussée et de Picquigny célébrèrent sa délivrance.
M. le Curé de Picquigny qui lui avait donné des consolations dans sa malheureuse position fit chanter un salut solennel, le même jour en action de grâce de ce que la providence avait conservé les jours d’une manière miraculeuse à ce père de famille qui a promis de se montrer reconnaissant envers les habitants de Picquigny et de La Chausée-Tirancourt et des communes voisines tous les jours de sa vie.
Quand il a été remonté du puits et qu’on lui a demandé ce qu’il voulait boire, il a répondu : "Qu’on m’donne enne boenne goutte."

Imprimé par CARON CITET, imprimeur, Place du grand Marché à AMIENS.