LA PETITE HUTTE
DE  LA  CHAUSSÉE-TIRANCOURT


       

 

 

 

                               

Christian GRICOURT

En hommage à tous les huttiers de la petite hutte et avec une attention particulière à F.B.

Au cours de neuf années de chasse dans le même marais, on apprend beaucoup, on découvre beaucoup. Près de douze cents nuits de veille, soigneusement consignées contribuent á un grand enrichissement sur le plan des émotions et de la connaissance du gibier. Les enseignements qu'on en tire sont très importants, pour peu que l'on sache les analyser, et pour vous en parler, le mieux, je crois, est de donner la parole à « la petite hutte ».

« Je suis installée depuis longtemps déjà, dans un marais de la Somme, à 50 km de la mer, et quand mes nouveaux locataires sont venus me rendre visite pour la première fois, la nature avait repris ses couleurs estivales, après le rude hiver que nous avions vécu. J'étais dans un bien triste état. La porte fermait mal, les visées laissaient passer le jour, et le pied de hutte était défoncé. Les abords n'avaient pas meilleure mine. Le poulailler était devenu le repaire de tous les rats du marais. La haie était hirsute et mal taillée. Les ponts qui franchissaient les deux fossés avaient été détruits. Les clôtures tombaient en ruines. Les trois hommes étaient perplexes, mais, je devinais en eux beaucoup de courage et de bonne volonté. Ils avaient très vite remarqué la, parfaite quiétude des alentours, et le charme de l'étang qui scintillait devant moi, au soleil de mai. Une quinzaine de jours plus tard, ils m'avaient adoptée.
Pendant neuf ans, ils allaient me soigner et m'entretenir avec beaucoup d'amour. Je vais vous conter brièvement ce qu'ont été ces neuf années.
A l'approche de l'ouverture, pour cette première saison, mes nouveaux amis arrivèrent un matin, de fort bonne heure. Une légère brume finissait de s'estomper au fil de l'eau. Les travaux commencèrent. Le premier objectif des chasseurs était de me rendre un peu plus douillette á l'intérieur, et discrète á l'extérieur. Ils réussirent d'ailleurs assez bien, et au bout de quelques jours, je me sentis revivre.
L'intérieur avait été repeint en jaune clair, et sur mon toit, ils avaient semé du gazon sur une fine couche d'humus. La haie était maintenant taillée plus proprement, les visées et la porte fermaient bien. Il y avait encore beaucoup á faire, mais à l'aube de cette première ouverture, l'essentiel y était ; on allait pouvoir chasser, réservant pour la prochaine fermeture tout le reste des travaux. Je dois àprésent vous présenter les chasseurs. Fernand était le plus ancien et le plus chevronné, mais je ne l'ai pas vu souvent. Il criait toujours très fort, mais je sais qu'il avait bon cœur. Max était son fils. Il dirigeait habilement tous les travaux importants. Son habitude de la chasse et du marais était grande. Ses deux garçons ont commencé à chasser quelques années plus tard. Je vous en parlerai tout á l'heure.
Jacques était en quelque sorte le régisseur. Habile de ses mains, bien secondé par ses fils Christian et Jean-Claude, puis plus tard Hervé, il s'occupait de tous les travaux, tout au long de l'année.
Et puis il y avait les deux invités, L. et D. Ces deux là étaient de sacrés lascars. Ils en ont fait des bêtises, et ont même failli, une nuit de novembre, me brûler complètement.
Voila, vous connaissez les principaux acteurs ; entrons dans le vif du sujet.
J'ai toujours été une bonne petite hutte, mais la première année, mes nouveaux hôtes connaissaient mal le marais et ses caractéristiques. Ils tuèrent assez peu de gibier, mais purent tout à loisir évaluer les possibilités.
La saison ne fut d'ailleurs pas très bonne, et je crois me souvenir d'une période de 17 nuits pour une sarcelle tuée. Néanmoins, j'observai, le 3 novembre et le 28 décembre, un très joli passage de gibier. II y avait là des siffleurs, des souchets, des colverts et des sarcelles. Mais ces jolis oiseaux n'osèrent pas approcher et purent repartir sans trop de dommage.
Au début du mois de janvier, le niveau de l'eau monta fortement et resta, pendant tout le mois, à un ou deux centimètres de la porte d'entrée. Il était alors très difficile d'arriver sans encombre jusqu’à moi.
La fermeture arriva vite, accompagnée des premières sarcelles d'été. II allait être temps, pour les chasseurs, de réaliser mon aménagement définitif.
Pour arriver jusqu'à moi, ils installèrent un chemin fait de caillebotis cloués l'un à l'autre. Ils amenèrent également un grand poulailler qui fut assemblé sur place et garni ensuite de divers oiseaux. Puis le pied de hutte retrouva son allure de jeunesse, car les tempêtes d’Ouest le ravinaient régulièrement. Enfin, le cabanon et les ponts franchissant les fossés furent rénovés d'une façon définitive. La seconde saison pouvait commencer.
La première semaine de chasse demeura très quelconque, mais à partir de la Sainte Madeleine, le gibier arriva promptement et sarcelles et souchets alimentèrent le tableau jusqu'en septembre. Le 2 octobre de cette année, 2 eiders à duvet furent tués, ainsi qu'une macreuse commune, le 26 du même mois.
Comme l'an précédent, il y eut une période creuse de novembre à fin janvier : une trentaine de nuits de veille ne procurèrent que quatre pièces. Toutefois, c'est pendant cette période que Christian put tirer ses premières oies en compagnie de son père. Elles étaient cinq, et seulement deux repartirent.
Vers la mi-mars, le retour s'amorça, toujours bien garni en sarcelles d'été.
L'intersaison fut, comme toujours, consacrée á l'entretien des lieux et au lâcher d'une douzaine de halbrans.
Cette troisième année allait être une des plus belles, sans toutefois que le tableau n'excède jamais 200 becs-plats. Comme toujours, le mois d'août fut très intéressant. Outre les sarcelles et les souchets, il y avait, de l'autre côté de l'étang, des vasières fréquentées par des vanneaux de plus en plus nombreux et dont le tir réjouissait mes amis, qui avaient mis au point des ruses d'approche tout à fait remarquables. Cette année là, Patrick le fils de Max, fit ses débuts de chasseur, imité un an plus tard par son frère.
Le 21 août, Christian tua un souchet complémenté mazouté, et le 19 octobre, vers minuit, son père arriva au marais, précédé par une quarantaine d'oies qu'il avait entendu cacarder, et qui étaient là depuis la volée du soir. II ne put en tuer qu'une car elles n'approchèrent jamais, mais cette nuit là restera une des plus mémorables, de même que la nuit du 27 au 28 janvier, où Jacques et ses fils tuèrent 5 oies des moissons et 3 oies rieuses, qui avaient été trahies par leurs congénères du poulailler. Contrairement aux autres années, le repassage fut médiocre.
La quatrième saison fut presque comparable à la précédente. Deux beaux tableaux sont cependant á signaler : une volée du matin de 12 sarcelles d'hiver, et une nuit de 11 pièces (colverts et souchets) qui promettait d'être plus belle encore si le mouvement ne s'était arrêté vers 2 h du matin.
C'est au cours de cette saison que L. et D., les deux invités, faillirent m'incendier complètement. Ils étaient pleins de bonne volonté, mais commettaient toujours les plus grosses bévues, tuèrent plusieurs appelants, dont un dans le poulailler et touillèrent un nombre incalculable de fois, les cordes d'attache. Ils n'étaient pas de vrais sauvaginiers, et je doute qu'ils le soient devenus.
La cinquième année fut assez moyenne. Il n'y eut pas, à proprement parler, de gros coup. Il aurait pu, toutefois, y en avoir un, si je n'avais été occupée, au cours de la nuit du 17 au 18 décembre, par les deux invités, qui ne tuèrent que 2 sarcelles et 1 siffleur. Ce fut en effet, une nuit formidable. Le gibier précédait la neige et le froid de quelques heures. Cet intense passage resta sans lendemain. Au chapitre des pièces rares, il faut signaler une femelle de garrot à oeil d'or, mais mon tableau, comme toujours, était constitué, pour plus de la moitié, par les sarcelles. Vous avez sûrement remarqué que je n'ai pas encore parlé des bécassines. A vrai dire, il s'en tua relativement peu au cours de ces neuf années. Ceci est dû au fait que mes locataires n'étaient absolument pas maîtres de la hauteur des eaux, et pour réussir, avec la bécassine, c'est un facteur important.
Sixième ouverture, sixième saison. Elle allait être la plus belle. La moyenne réalisée sur les becs-plats fut de 1,38 par nuit. Juillet fut assez quelconque, mais le mois d'août fut exceptionnel, puisqu'il représenta, à lui seul, le tiers du tableau final. L'automne n'apporta pas beaucoup de gibier, et il fallut attendre jusqu'à Noël pour voir s'établir un temps très froid et un fort vent d'Est, qui amena énormément de colverts. Le 26 décembre au matin, il y en avait une quarantaine sur la mare. Jacques et Hervé allaient tirer quand Jean-Claude arriva d'une façon assez peu discrète et les fit tous partir. Le passage se prolongea jusqu'au 8 janvier et 27 colverts furent tués. Au repassage, une oie cendrée agrémenta le tableau.
Il restait trois années à chasser, et déjà, mes locataires pressentaient qu'il leur serait difficile de conclure un nouveau bail avec moi, car grâce à leur travail et à leur bonne connaissance du gibier, ma réputation (surfaite d'ailleurs) commençait à faire des envieux. Il n'était plus question d'entreprendre de nouveaux travaux d'amélioration. Certains eurent été souhaitables, mais s'il fallait ne pas en jouir, mieux valait s'abstenir.
C'est à partir de la septième saison que les sarcelles d'été se firent de plus en plus rares. L'année fut mauvaise. Seuls août et janvier méritent une mention car il ne fut jamais tué plus de 10 becs-plats par mois au cours du reste de la période. Les souchets restèrent très discrets. II ne s'en tua que 3. Heureusement que les bécassines se montrèrent plus nombreuses qu'à l'habitude. Christian réalisa son premier doublé le 27 juillet. Le 16 janvier, à l'affût dans les roseaux, il offrit à Patrick sa première oie. Elle avait été repérée trois jours auparavant et venait chaque soir se poser près d'un trou d'eau tranquille.
L'avant-dernière saison commença comme s'était achevée la précédente : sans beaucoup de gibier. Cependant, août demeurait le meilleur mois de chasse, grâce aux sarcelles d'hiver d'une part, et aux vanneaux d'autre part. Par contre, et le fait s'était répété à maintes reprises, l'hiver fut décevant. Le froid et le gel ne s'installèrent pas en Picardie cette année là, et 7 becs-plats furent tués en janvier et février. Quant aux souchets, ils avaient été vus en plus grand nombre que d'habitude.
La dernière période avait été écourtée d'un mois. Ce fut la plus mauvaise de toutes : 78 anatidés. Par contre, les vanneaux payèrent un lourd tribut à la chasse au cours des sécheresses estivales. Et puis, il se passa quelque chose de rare, de très rare. Jean-Claude tua une bécassine double. II avait donc fallu 9 ans, et sans doute plus de 2 000 heures de présence au marais, pour qu'une bécassine double fut tuée le 27 août, offrant ainsi la plus belle des conclusions.
Mes amis m'ont quittée en mars avec beaucoup de regrets. Nous avions passé tant de moments agréables ensemble. D'autres vont venir maintenant. Mais je ne crois pas qu'ils sauront m'apprécier comme je le mérite. Je crains qu'ils ne me laissent à l'abandon ; je crains de mourir une nuit d'hiver, éventrée par les rafales du Nord, et regardant une dernière fois tourner, les grands vols de migrateurs. »

Et voila ! La petite hutte a fini son récit. Je l'ai quittée le 15 mars 1974. Le soleil se couchait. J'ai regardé l'étang une dernière fois, j'ai cassé mon fusil, ôté mes cartouches, et suis parti sans me retourner.
La petite hutte venait d'entrer dans mes souvenirs.

Christian GRICOURT