CHAPITRE
PREMIER Population, agriculture, réquisitions |
PRÉCISER le nombre des habitants de La Chaussée-Tirancourt à l'époque de la Révolution est assez difficile, mais ce village est alors beaucoup plus peuplé qu'aujourd'hui.
Pour les quinze années qui précèdent la Révolution, l'on compte 282 baptêmes, 90 mariages, 250 sépultures. La population augmente donc lentement de 1775 à 1789,
Pendant les trois premières années de la période révolutionnaire (1790-1792), l'on compte 73 baptêmes, 6 mariages et 46 sépultures.
De l'an II à l'an X (1794-1803) les registres des actes, devenus registres d'état-civil, ne parlent plus de baptêmes ou de sépultures, mais seulement de naissances et de décès ; ils accusent pour neuf ans 220 naissances, 44 mariages et 158 décès. La population continue donc à s'accroître avec régularité.
Un recensement « des citoyens actifs de la paroisse de la Chaussée et Tirancourt et de leurs fils âgés de 18 ans à usage d'estre gardes Nationalles », fait en mars 1792, totalise 211 hommes et jeunes gens de plus de 18 ans ; 172 d'entre eux résident à La Chaussée, 39 à Tirancourt. La disproportion entre ce hameau et la commune est donc moindre qu'actuellement.A l'époque de la Révolution, la population est principalement agricole. Les agriculteurs se divisent en laboureurs et cultivateurs. Généralement plus riches, les laboureurs sont parfois appelés simplement cultivateurs, et inversement. Les registres mentionnent des domestiques de culture, probablement ils sont peu nombreux. Dans l'état des biens nationaux, l'on peut voir à qui appartenait une partie du territoire, et l'on remarque l'évident empressement avec lequel les agriculteurs, même les plus modestes, achètent des terres ; c'est le signe d'une certaine aisance.Un tableau sur le produit et pour le rachat du champart renseigne sur la production des terres soumises au champart (Le champart est le droit à une partie des récoltes d'un champ) au cours de la période 1782-1790. La production de blé descend à 1422 bottes en 1784, année la plus défavorable ; elle s'élève jusqu'à 2.907 bottes en 1790. La production d'avoine est, elle aussi, assez variable. 1790, année la plus productrice de blé, est la plus faible en avoine avec 1.736 bottes seulement ; 1788 est au contraire une « année à avoine » avec 4.828 bottes ; en 1789 on en compte 4.383 bottes. Ce tableau pour le calcul du champart cite aussi parmi les cultures faites à La Chaussée à l'époque de la Révolution, les lentilles, le sainfoin, la pamelle, les « bisaille et pamaleuse », un peu de seigle, les chanvres et navettes (Graines de colza), etc...Quand la municipalité fait des quêtes pour les « incendies », la plupart des citoyens donnent en nature. L'on relève le plus souvent parmi les dons une « lentille » ou un « lentillard », une botte de blé, de foin ou de «forage », de « feur » de chanvre, d'avoine ou de pamelle, une gerbée de pamelle ou d'avoine, ou une « botte bouquet». Seuls trois ou quatre habitants, parmi lesquels les Thuillier de Tirancourt et le curé de La Chaussée remettent une offrande en argent.
En 1795, « il a été rempli par la municipalité un tableau à huit colonnes portant les noms des agriculteurs, le nombre de journaux de terre qu'ils cultivent soit à eux, soit aux particuliers tant en bled (blé) qu'en mard (?), le nombre de chevaux qu'ils employaient en 1793, le nombre qu'ils ont « fourny » dans les réquisitions, le nombre qu'il leur reste actuellement et le nombre qu'il leur manquent ? » Ce tableau est précieux pour la connaissance de la culture à La Chaussée-Tirancourt pendant la Révolution ; il doit être exact, à moins que quelques chevaux n'aient pas été déclarés pour éviter leur réquisition.Vingt-six agriculteurs sont ainsi recensés: Ils sont probablement les principaux pour La Chaussée-Tirancouxt, ils totalisent une culture de 530 «journaux en bled ». Trois déclarent 50 journaux : ce sont «La veuve Thuillier » de Tirancourt, femme de Jean-Baptiste Thuillier de Monrefuge, mais en 1795 il est prudent de supprimer les particules et les titres de noblesse ; Jean-Baptiste Fouache, maire de La Chaussée après M. Thuillier de Monrefuge et qui paraît un « laboureur» aisé et estimé; enfin Jean-Baptiste Boulenger. Six autres agriculteurs cultivent chacun plus de 30 journaux de blé, huit en cultivent moins de 10 journaux, dont François Mathon, un «aubergiste» qui a deux chevaux.
Ces vingt-six agriculteurs déclarent avoir en 1793 quatre-vingt-huit chevaux, ce qui paraît un total élevé et indiquant de fortes cultures. Jean-Baptiste Boulenger possède sept chevaux ; la veuve Thuillier, Jean-Baptiste Fouache et Jean Diu en ont chacun six; deux agriculteurs en ont cinq ; six autres ont quatre chevaux, et trois cultivateurs seulement n'ont qu'un cheval. En l'an III (1795) les mêmes cultivateurs conservent encore environ quatre-vingt-trois chevaux, après en avoir fourni six aux réquisitions.Un autre tableau a été rempli par la municipalité le 23 Brumaire an III (novembre 1794). Ce tableau comporte « dix-sept colonnes portant le nombre de tous les bestiaux existant dans la commune de La Chaussée et Tirancourt ; recensement fait
diceux nous avons trouvé 16 chevaux hongres, 66 juments, 18 poulains, 24 tant âne, ânesse, ânon, 2 mulets, 184 vaches, un taureaux, 43 génisses, 39 veaux, 208 moutons, 375 brebis, 260 agneaux, 25 porcs » .Déjà, en floréal an II (avril 1794) un citoyen commissaire du district d'Amiens était venu opérer un recensement voulu par la loi. Le maire, les officiers municipaux et le citoyen commissaire, en se « transportant chez tout les propriétaires de bestiaux, et les dits bestiaux restés dans les étables d'après les ordres par nous donné à tout les habitants propriétaires » ont constaté à cette époque chez les cultivateurs de La Chaussée-Tirancourt «le nombre de 46 vaches pleines et par nous reconnues, 45 donnant leur premier lait, et 132 disponibles. Dans lequel nombre sont comprit quelques génisses ».Grâce à ces tableaux, la richesse des cultivateurs et l'importance du cheptel peuvent être estimées assez exactement pendant la Révolution. La Chaussée-Tirancourt laisse l'impression d'une commune assez riche et très agricole. Or, l'on sait que les déclarations des cultivateurs ne découvrent pas toujours toute la réalité, surtout en temps de guerre ou de révolution.Durant cette période, les cultivateurs sont soumis à toutes sortes de corvées et à des réquisitions de bestiaux, de grains ou d'attelages. Comment tous ces paysans se comportent-ils en face des réquisitions révolutionnaires ? Généralement ils obtempèrent aux ordres qui leur arrivent du district d'Amiens par l'intermédiaire de leur municipalité. Ainsi doivent-ils fournir «25 quintaux de grain pour l'approvisionnement du marchez d'Amiens par chaque décade », c'est-à-dire tous les dix jours à partir du 2 fructidor an II (août 1794). La municipalité désigne trente agriculteurs de la commune pour fournir ce grain. Mais les agriculteurs ne portent pas exactement ou totalement le grain exigé, ce qui provoque quelques complications. Ainsi, le 20 thermidor an II (7 août 1794) « sur les sept heures du matin», arrive un commissaire envoyé par l'administration révolutionnaire du district d'Amiens « à l'effet de surveiller et presser les versements ».
Ce commissaire requiert le maire et les officiers municipaux de « répartir, faire battre et verser à la halle d'Amiens les vingt-cinq quintaux qui luy sont assignés par décade... Sinon et en faute de quoy, je leur déclare qu'ils seront par la gendarmerie nationale traduits par devant l'administration ».En floréal an II, La Chaussée-Tirancourt doit fournir deux chevaux et les conduire jusqu'à Douai; la municipalité désigne les deux chevaux, dont l'un est estimé 660 Livres et l'autre 850 Livres. Peu de jours après, il faut fournir trois chevaux et une voiture à quatre roues. En prairial, un conducteur désigné par la municipalité pour conduire quatre chevaux à Abbeville se sauve plutôt que d'obtempérer aux ordres reçus. Son père, Jean-Baptiste Gavois, laboureur, répond au commandant de la garde nationale, venu avec deux fusiliers, que « la municipalité pouvoit porter elle-même son réquisitoire à son fils, qui étoit près de Saint-Sauflieu où il s'est réfugié, aparamant pour se soustraire à la réquisition. Comme les officiers municipaux ne ce croit point obligé de laler trouver dans cette commune », ils demandent des ordres au district.Le registre de la municipalité consigne d'autres refus de réquisition tout au long de la Révolution. Ainsi l'on peut lire, sous la date du 15 frimaire an II (5 décembre 1793) cette délibération aussi moderne par ses préoccupations qu'archaïque par son style : «Le citoïen Jacques Diu domicilié audit La Chaussée se refusoit de fournir à la Réquisition qu'il luy a été faite par les officiers municipaux dudit Lieu de fournir vingt-quatre septiers (Ancienne mesure ,environ 156 litres) d'avoine pour L'armé du nord suivant la Répartition qui en a été faite dont voici l'extrait. Le dit citoïen pierre jacques Diu a récolté le mois d'aoust 400 bottes d'avoine quy, au marc mesure d'Amiens, il luy en faut treize septiers pour semer cinq journaux de terre au mois d'avril, par tant il luy en reste vingt sept septiers dont nous luy en avons requit 24 attendû qu'il n'en a nullement besoin : en conséquence nous luy avons envoyé La garde pour le sommer de venire à la municipalité exposer qu'elles étoient Les raisons qu'il L'empéchoient d'obéire à la réquisition. Il a répondu qu'il ny viendroit et que d'ailleurs il n'étoit obligé de donner son avoine tandis qu'il pouvoit la vendre plus cher à d'autres ».La réquisition des grains semble avoir causé plus de difficultés que la réquisition des bestiaux. En prairial an II (mai 1794) un commissaire vient d'Amiens pour recenser les « fourrages et avoines existant dans la commune ». Il ne se contente pas des déclarations du maire et des officiers municipaux, mais il procède avec eux « au dit recensement ».Quelques jours plus tard, un autre commissaire est envoyé par le district d'Amiens « à lefet d'opérer le recensement des fourages St-foin et avoine existant dans cette commune ». Ce recensement est encore fait par le commissaire accompagné du maire et de deux officiers municipaux, il permet de trouver huit cent septiers d'avoine environ disponible et trois cent botte de foint ». Mais le commissaire juge que « pour le bien de la république et celuy des cultivateur propriétaire il faudrait examiner ce foin avant de le livrer « de crainte de compromettre la république vu la calité douteuse». En effet la commune a déjà fourni du foin de même qualité, et il a été refusé à Saint-Quentin et aucune indemnité n'a été touché à son sujet.L'extraction de la tourbe était organisée avant la Révolution sur le territoire de La Chaussée-Tirancourt, dans les prés d'Acon et les marais de la Somme. La Révolution a contribué à développer cette extraction parce que la Commune devait non seulement assurer de la tourbe aux habitants, mais encore satisfaire aux réquisitions. Le registre des délibérations ne donne aucun renseignement précis sur les quantités de tourbes extraites au cours de la Révolution, mais il note des ordres du district d'Amiens. En l'an II par exemple, dix ouvriers « sont réquisitionnés lesquels doivent se transporter muni de leur louchet dans le marais de Picquigny à l'effet de tirer des tourbes pour le chauffage de la commune d'Amiens ». Une autre fois, deux tourbiers sont réquisitionnés « pour tirer de la tourbe dans le marais de Longpré sans arbre » (1). Le district d'Amiens ne se contente pas de réquisitionner tourbe et tourbiers, il réquisitionne encore des voitures pour transporter les piles de tourbes à Amiens.Enfin la municipalité doit envoyer à Amiens un homme, a le moins utile à l'agriculture... pour y puiser dans l'attelier de fabrication de salpêtre les instructions nécessaires pour extraire dans l'étendue de la dite commune le salpêtre qui existe. C'est un tisserand, Joseph Sailly, qui est désigné. Quelques jours plus tard, il revient comme « agent salpêtrier » et requiert « trois ouvriers pour fouiller dans l'étendue de cette commune à l'effet d'extraire les terres susceptibles de Salpêtre ». Le registre ne nous dit pas si ces «fouilles » ont eu quelque résultat.(1) Nom de Longpré-les-Corps-Saints, pendant la Révolution.