CHAPITRE
IV Les biens nationaux |
Les officiers municipaux de La Chaussée-Tirancourt se réunirent le 7 nivôse an II (27 décembre 1793) pour «procéder au brûlement des titres et papiers ci-devant féodaux provenant des ci-devant seigneurs ». Tous les papiers rassemblés furent « à l'instant brûlés en présence du conseil général de la commune et des citoyens après convocation faite huit jours à l'avance ». Cette destruction révolutionnaire rend difficile l'estimation exacte de la superficie et de la valeur des biens nationaux de La Chaussée-Tirancourt.
Toutefois, un acte des officiers municipaux «de la communauté de La-Chaussée-les-Picquigny-et-Tirancourt » renseigne quelque peu sur le territoire de cette communauté. II divise ce territoire en sept sections ou plus probablement il enregistre en mai 1791 cette division déjà connue.
«La première section, dite des villages et prairies, est limitée au levant par le terroir de Saint-Sauveur, au nord par le chemin du Saint-Sauveur à Béloy, au couchant par les prairies de Béloy, au midy par la rivière de Somme et prairies de Picquigny.
La deuxième section, dite du camp Sézard ( « Camp de César », sur le territoire de Tirancourt.) est limitée au levant par le terroir de Saint-Sauveur, au couchant par le chemin de Tirancourt à Saint-Vast, au nord par le terroir de Saint-Vast, au midy par le marais de Tirancourt.
La troisième section, dite des hayettes est limitée au levant par le chemin de Tirancourt à Saint-Vast, au couchant par le chemin du bois, au nord par le chemin des Chasse-marées ( Nom des voituriers qui apportent la marée), au midy par le chemin de Saint-Vast à La Chaussée.
La quatrième section, dite des Bois, est limitée au levant par le chemin de Saint-Vast, au couchant par le chemin du bois, au nord par le chemin de Flesselle, au midy par le chemin des Chasse-Marées.
La cinquième section, dite des Meuliniers (Meuniers.), est limitée au levant par le terroir de SaintVast, au couchant par le terroir de Béloy, au nord par le chemin de La Chaussée-Brunehaut, au midy par le chemin de Flesselles et des Chasse-Marées.
La sixième section, dite du fief rivière... est limitée au levant par le chemin du Bois, au couchant par le chemin Vinacourt, au Nord par le chemin Flesselle, au midy par le chemin Saint-Vast à La Chaussée.
La septième section, dite des terres bleues, est limitée au levant par le chemin Vinacourt, au couchant par le terroir de Béloy, au nord par le chemin des Chasse-Marées, au midy par le chemin de La Chaussée à Béloy ».
Sur ce territoire de La Chaussée et Tirancourt, les biens nationaux peuvent se diviser en trois catégories : biens d'église, biens des pauvres, c'est-à-dire destinés à des oeuvres de bienfaisance, enfin biens des seigneurs.
Les propriétaires de biens d'église sont au nombre de cinq : le chapitre de Picquigny, le prieuré de Saint-Pierre-à-Gouy, près de Picquigny, le prieuré de Notre-Dame-du-Mont à Picquigny, la fabrique et la cure de La Chaussée.
Les biens du chapitre de Picquigny étaient situés sur la Chaussée et sur Tirancourt. Ils consistaient en « une branche de dîme à La Chaussée qui produit 112 Livres, une branche de dîme à Tirancourt inféodée avec un champart qui produit 400 Livres, des droits seigneuriaux et censives à Tirancourt qui produit 200 Livres » ce qui ferait, d'après un état des biens d'église daté de 1788 un total de sept cent douze Livres (Archives départementales, G 2.129-2.139). Un « rôle de supplément sur les ci-devant privilégiés » établi à La Chaussée en décembre 1789 pour répartir les différents impôts ajoute à cette liste « 12 journaux de terre, un chaufour (Four à chaux), les censives... le tout affermé 311 livres (Archives départementales, G 2.141). L'origine des droits et des biens du Chapitre de Picquigny sur La Chaussée-Tirancourt est très ancienne. Ces biens proviennent de Pierre de Sarton, le chanoine d'Amiens qui a rapporté à Amiens et à Picquigny des reliques de St-Jean-Baptiste.
Pierre de Sarton a acheté à Guillaume de Rivière, moyennant 62 livres parisis, la dîme et ce qu'il possédait sur l'église et le personnat de La Chaussée. Cet achat se fait en présence d'Enguerrand de Picquigny, l'un des premiers seigneurs de ce lieu, qui le notifie dans une lettre datée de 1196. Avec ces revenus, Pierre de Sarton a fondé en 1196 une chapelle dans l'église collégiale de St-Martin de Picquigny (DARSY, Bénéfices de l'église d'Amiens, tome I, page 413 et DAIRE, Histoire des doyennés du diocèse d'Amiens, tome II, page 14). Cette chapelle a toujours porté le titre de Chapelle de La Chaussée parce que les revenus provenaient de biens situés sur le territoire de La Chaussée et Tirancourt, à l'exception de quelques biens sur Briquemesnil. Cette chapelle a été unie au Chapitre de Picquigny en 1713 par une sentence de l'Evêque d'Amiens. Les habitants de La Chaussée ont fondé sur ces droits seigneuriaux du Chapitre de Picquigny la requête qu'ils ont présentée le 24 octobre 1729 à Monsieur l'Intendant «pour obliger le Chapitre de Picquigny à contribuer au rétablissement du chœur de l'église de La Chaussée ». Et le Chapitre a contribué à cette réparation du chœur « au prorata de la branche de. dîme appartenant « à la dite chapelle » de La Chaussée. Par contre, quand les curés de La Chaussée ont essayé de faire percevoir à leur profit une partie de ces revenus, ils ont été déboutés de leurs demandes : en cas de vacance ou de non-résidence du titulaire de cette chapelle, les revenus étaient versés à la fabrique du Chapitre de Picquigny (Archives départementales, XVIII G T). D'après une déclaration faite par le Chapitre de Picquigny le 1er février 1730, cette chapelle avait alors comme revenus «un huitième du droit de grosse, menue et mixte dîmes, affermé 66 livres » (DARSY, Bénéfices de l'église d'Amiens, tome I, page 427). En 1754, Jean-Baptiste Thuillier, receveur de Belloy-sur-Somme et demeurant à La Chaussée, acquiert pour lui la moitié du droit de champart sur tout le territoire de Tirancourt. L'autre moitié appartient au Chapitre de Picquigny et ce champart de Tirancourt est de huit du cent, aussi ce Jean-Baptiste Thuillier doit payer au Chapitre 36 setiers de blé, ancienne mesure de Picquigny, qui font 40 setiers et demi, mesure d'Amiens. Jusqu'à la veille de la Révolution, il y aura des contestations entre ce nouveau seigneur de Tirancourt et le Chapitre de Picquigny (Archives du château de Tirancourt disparues en 1940).
Avec le Chapitre de Saint-Martin, Picquigny possédait encore avant la Révolution, un prieuré situé à la sortie du bourg vers Amiens. Ce prieuré bâti au flanc de la falaise était placé sous le vocable « de Notre-Dame du Mont» ou « Surmont » ou «Sur le Mont», probablement pour souligner son emplacement. Des traces de ce prieuré subsistent encore grâce à une modeste chapelle. Malheureusement, l'on s'est mis à décorer du titre de chapelle de Notre-Dame du Mont-Carmel une chapelle qui n'a en réalité aucun rapport avec la dévotion au Mont-Carmel, mais qui était destinée primitivement à consacrer et à sanctifier ce coin de terre, ce «mont » de Picquigny. A ce prieuré, des revenus étaient attachés. Un prieur, Maître Jean de Turmenyes, déclare comme revenus en 1729 «la dîme de Tirancourt à deux du cent. Le tout, affermé, fournit au total 150 livres avec 11 journaux de terre, 2 de prés, et une branche de dîme sur environ 50 journaux de terre, à raison de huit du cent ». En 1788, l'état des «biens d'église estime à 120 livres le quart de dîme sur Tirancourt qui revient au prieur de N. D. Surmont, Me Lebel, résidant au collège de Sorbonne à Paris (Archives départementales Série C, 2,139-2.129.). Enfin, d'après le rôle de supplément des impositions pour 1789, l'Abbé Houpin, le dernier prieur, a «une dîme sur Tirancourt affermé 40 livres » ( Archives départementales, Série C 2.141).
Un autre prieuré situé à l'ouest de Picquigny, et beaucoup plus important que celui de Notre-Dame du Mont, est le prieuré de Saint-Pierre à Gouy. En 1729, le prieur est Maître Colonne du Lac, prêtre, docteur en théologie, conseiller et aumônier du Roi, protonotaire apostolique, doyen et chanoine de Saint-Marcel de Paris, vicaire général de Poitiers. Il déclare parmi les revenus «plusieurs branches de dîmes et de champart dans les paroisses de Saint-Pierre-à-Gouy, La Chaussée, etc... Censives à La Chaussée, avec comme charges la réparation du choeur de l'église de La Chaussée. Le tout est affermé en argent plus un pâté de six canards, un pâté de dindon, douze lapins, douze pièces de gibiers (perdrix, bécasses ou lièvres), six chapons et six canards » (DARSY, Bénéfices de l'Eglise d'Amiens tome I, page 407).En 1788, le titulaire réside à Saint-Germer de Fly dont l'Abbé est collateur du prieuré de Saint-Pierre à Gouy. A cette époque, les revenus sont formés par «la moitié du champart de La Chaussée, 30 journaux de terre, une portion de dîme, quelques censives et droits seigneuriaux, le tout affermé 1400 livres. En 1789, ces biens sont affermés à François Hulot par un bail de neuf ans et moyennant une redevance totale de 1.622 livres, soit 400 livres pour les trente journaux de terre qui sont en six pièces, 822 livres pour la dîme à quatre bottes du cent, 400 livres pour le champart qui est aussi à quatre bottes du cent (Archives départementales. Série Q, 90).
La fabrique de La Chaussée-Tirancourt possède des terres qui lui ont été données le plus souvent par testament, pour acquitter des fondations. Malheureusement, le Curé et les marguilliers ont été obligés de remettre le 28 juillet 1791 les archives de la fabrique à Louis-Charles Montigny, notaire à Picquigny. Ces archives contenaient «deux dossiers intitulés fondations, un autre contenant une donation d'un journal de terre sur le terroir de Tirancourt, le compte de Louis Béhen, un inventaire des titres et papiers, un feuilloire, et quarante-deux testaments ». La fabrique était-elle riche ? En 1788, elle possède «49 journaux de terres labourables, 3 journaux et demi de prés qui produisent 460 livres et sont chargés de 255 livres pour l'acquit des fondations et le luminaire de l'église » (Archives départementales. Série C, 2,139, 129).
Il ne reste probablement qu'un seul compte de la fabrique, le dernier, remis «Par Jacques Flandre, marguillier, par devant les maire, officiers municipaux et marguilliers », le 2 octobre 1792. Les recettes s'élèvent à 620 livres 7, les locataires des biens de la fabrique ou héritiers, plus de 127 livres au total.
Quant au curé de La Chaussée, que lui procure donc sa cure pour assurer sa subsistance ? D'après une déclaration de François Magnier, curé de 1708 à 1731, le curé de La Chaussée a, probablement vers 1730, «la moitié de la grosse dîme, évaluée selon le prix de location de l'autre moitié : 500 livres ; la dîme des prés d'Acon : 72 livres ; les dîmes des novales, bassures, chanvre et foin : 150 livres ; obits et autres fondations : 80 livres ; Casuel : 30 livres ; au total 832 livres ». Il faut déduire pour cette année là 111 livres de dépenses ainsi réparties : «moitié des réparations du chœur de l'église : 30 livres ; réparations au presbytère : 15 livres ; à payer au Chapitre de Picquigny pour une branche de dîme : 66 livres ». Il reste donc au curé 721 livres (DARSY, Bénéfices de l'église d'Amiens, 1.497). L'état des biens d'église daté de 1788 porte comme attachés à la cure de La Chaussée : «un presbytère d'environ quinze verges, une dîme faisant à peu près moitié des terroirs de La Chaussée et Tirancourt produisant 1.200 livres, 14 journaux de terre labourable, produit du fermage : 80 livres. Total : 1.280 livres » (Archives départementales. Série C, 2.139-2.129).
Enfin, le rôle de supplément pour des impositions de 1789 porte que les dîmes et terres de la cure sont affermés 800 livres, ce qui correspond approximativement aux indications de François Magnier, puisqu'il n'est pas fait allusion au casuel (Archives départementales. Série C, 2.141).
Ainsi partagés entre le Chapitre de Picquigny, le prieuré de Notre-Dame du Mont et celui de Saint-Pierre-à-Gouy, la fabrique et la cure de La Chaussée, les biens d'église qui se trouvent sur cette paroisse à l'époque de la Révolution apparaissent assez importants par suite de donations faites au cours de sept siècles.
A côté des biens d'église, la municipalité distingue les «biens qui sont sur notre territoire destinés pour le soulagement des pauvres ». D'après une délibération de la municipalité en date du 20 avril 1792, ces biens appartiennent à l'Hôpital Saint-Charles d'Amiens, à l'Hôtel-Dieu d'Amiens et aux sœurs de l'école de Picquigny. L'Hôpital Saint-Charles ne possédait, d'après la municipalité, que 50 verges de prés ; l'Hôtel-Dieu possédait 32 journaux de bois, 20 journaux et demi de terre labourable, 21 journaux de prés ; le tout est affermé en 1788 pour 965 livres. De son côté le rôle de supplément pour des impositions de 1789 indique 30 journaux de bois, 23 journaux et demi de terre et les 21 journaux de prés, affermés pour 503 livres.
Les sœurs de l'école de Picquigny, qui étaient alors des filles de la Charité ont 22 journaux de terre labourable dont le fermage produit 220 livres, «la pension de la sœur est prise sur ce bien ».
Enfin, sur ce territoire de La Chaussée-Tirancourt, il reste au moment de la Révolution deux principaux seigneurs : Monsieur de Selles et les Sieurs Thuillier.
Charles-François de Selles qui demeurait au Mesnil Saint-Denis en Seine-et-Oise, avait acheté peu avant la Révolution le fief du vidame d'Amiens et de la Baronnie de Picquigny. A ce titre, il avait sur La Chaussée et Tirancourt des droits seigneuriaux et des terres ; les restes de la puissance jadis si grande des seigneurs de Picquigny.
Ce Charles-François de Selles n'a pas émigré, il est resté la plupart du temps au Mesnil-Saint-Denis. Il a toujours su obtenir des municipalités les certificats de résidence nécessaires. Le 19 janvier 1793, la municipalité de La Chaussée enregistre un premier certificat de résidence au Mesnil-Saint-Denis. En mars 1793, la municipalité de La Chaussée enregistre un nouveau certificat de résidence de Charles de Selles au Mesnil-Saint-Denis. On apprend par ce certificat que ce seigneur de La Chaussée, âgé de « 43 ans, citoyen commandant du Bataillon de Chevreuse, taille de 5 pieds 7 pouces, cheveux et sourcils gris, nez long, yeux gris, bouche petite, menton et visage longs », réside sans interruption depuis deux ans au Mesnil Saint-Denis. Un double de ce certificat est remis par la municipalité de La Chaussée au citoyen Beauger, de Picquigny, receveur et fondé de pouvoir du citoyen de Selles ; ainsi les propriétés de ce seigneur non émigré continuent à être gérées comme par le passé. En germinal 1793, un nouveau certificat de résidence est envoyé du Mesnil-Saint-Denis à La Chaussée. D'après ce certificat, le citoyen de Selles a payé ses impositions et sa contribution patriotique, et il a prêté le serment prescrit par la loi du 12 août 1792. Désormais le nom de ce noble s'écrit prudemment en un seul mot pour éviter des soupçons révolutionnaires. Et le registre des délibérations de la municipalité de La Chaussée se termine, au 1er ventôse an IV (février 1796), par une note indiquant que d'après un arrêté du comité de législation le nom de Deselle doit être « définitivement rayé de la liste des émigrés du département de la Somme ainsi que de tout autre où il aurait pu se trouver inscrit ».
D'après le rôle de supplément pour les impositions de 1789 « M. de Selles, Seigneur de La Chaussée » possède sur La Chaussée des censives et droits seigneuriaux, 312 journaux de terre affermés 844 livres et 85 journaux de prés. Le tout produit un revenu de 1.484 livres. (Archives départementales, Série G, 2.141).
Si Charles de Selles est le « Seigneur de la Chaussée », les sieurs Thuillier ont sur Tirancourt leurs biens et droits seigneuriaux. Ils ont commencé par acquérir en 1754, avec les biens de Jacques le Sénéchal, la moitié du droit de champart sur tout le territoire de Tirancourt. Ils ont augmenté encore leurs possessions à ce point qu'un arpentage de 1781 additionne 540 journaux de terre, et que la déclaration faite par la famille Thuillier en 1792 indique 489 journaux.
Auprès de Charles de Selle et des Thuillier, « Charles-Philippe Capet, ci-devant Comte d'Artois, émigré», fait piètre figure, puisqu'il possède seulement quelques journaux de prés. Les officiers municipaux parlent d'une pièce de seize journaux affermés en partie à Jean-Rémy Herbet, fermier du ci-devant à Picquigny, et en partie
à un meunier de Picquigny nommé Arrachart. La contribution foncière de l'an III parle de six journaux seulement, sur le terroir de La Chaussée-Tirancourt, probablement du côté de la ferme du Grenier qui appartenait autrefois aux ducs de Chaulnes et qui n'était séparée de la Somme que par les prés dorés, et était située au sud-ouest des bâtiments des Thuillier de Tirancourt (Archives départementales. Série E. 130 et 144).
«Le rôle de supplément sur les ci-devant privilégiés » pour la fin de 1789 donne encore une liste de «privilégiés » possédant des terres sur la paroisse : Mlle Bridelle d'Amiens, M. Dupetit, ancien commissaire de guerres à Amiens ; les hoirs de M. Tripier, ancien commissaire au bailliage d'Amiens ; M. Sagnier, Maître des postes à Picquigny ; M. Despréaux, procureur du Roi en la maîtrise des eaux et forêts à Amiens ; M. Renouard de La Chaussée, prévôt général de la Maréchaussée ; Mme de Moyencourt ; DM. Bultel, commissaire au bailliage d'Amiens ; M. Dufresne, de Beaucourt ; M. de la Porte Dumont, négociant; M. Delavault, bourgeois; Mme Vve Bondois, négociante, tous demeurant à Amiens, et possédant au total, sur La Chaussée-Tirancourt, environ 170 journaux de terres, prés ou bois.
Le Conseil général de, la commune s'est préoccupé très tôt de bénéficier des avantages offerts aux municipalités qui achètent des biens nationaux. Une délibération du 21 mai 1790 donne une liste des biens que la municipalité demande à acheter. Cette liste est incomplète puisqu'elle omet, sans doute volontairement, les biens du prieuré de Notre-Dame du Mont, et ceux de la fabrique et de la cure de la paroisse, c'est-à-dire une grande partie des biens d'église que la municipalité ne désire pas acquérir, probablement sous l'influence de sentiments religieux. Voici le texte de la délibération : « considérant qu'il est de son intérêt de faire l'acquisition des biens aliénables situés sur l'étendue de son territoire, à cause du seizième du capital net des ventes alloué aux municipalités qui acquerront les premières, le Conseil général de la Commune a décidé unanimement de demander à l'assemblée nationale qu'il soit permis à la municipalité d'acheter des biens nationaux situés sur son territoire ».
En fait, les biens n'ont pas été achetés par la municipalité, mais par des habitants de La Chaussée et de Tirancourt. Parmi ces acquéreurs, on retrouve non seulement des laboureurs comme Jean-Baptiste Fouache ou François Guillerand, mais de modestes cultivateurs, des tisserands, deux aubergistes, une ménagère. Ainsi les habitants de La Chaussée profitent généralement de ces ventes pour devenir propriétaires ou accroître leurs biens. Toutefois, une grande partie des biens de la fabrique de La Chaussée-Tirancourt est achetée par deux amiénois : François Ravin, boulanger, peut-être originaire de La Chaussée, où il a quelques membres de sa famille, et Jean-Baptiste Deflesselle. Les paroissiens auraient-ils eu quelque scrupule à s'approprier des biens réservés strictement par leurs prédécesseurs pour des messes ou des offices que l'on célébrait dans l'église à leurs intentions ?
Les biens nationaux commencent à être adjugés le 24 novembre 1791, les ventes continuent au moins jusqu'à la fin de 1794. Quatre acquéreurs seulement, dont nos deux amiénois, achètent chacun plus de dix journaux à la même vente. En général les terres sont morcelées. Des parcelles de biens nationaux se vendent au journal, ou par pièces de deux, trois ou quatre journaux ; on divise parfois au point de vendre neuf verges de prés pour 60 francs en novembre 1794 ; à la même vente 25 verges sont vendues 2.000 francs. C'est dire que les prix sont très variables, comme les facilités de paiement.
Un seul acquéreur, J.-B. Deflesselle, doit payer en seize mois ; la plupart ont 9 ans pour se libérer, parfois le délai s'élève à douze ans. Les paiements se font avec lenteur et retards, par suite de décès ou de contestations sur la valeur des monnaies si variable à cette époque, ou enfin dans l'espoir de bénéficier de réductions. Aussi retrouve-t-on, au moins jusque 1813, des discussions et des accords concernant ces ventes de 1791 à 1794 (Archives départementales. Série Q nos 4, 48 et H 270).
L'Etat avait affaire à forte partie en la personne de ces paysans tenaces et habitués à compter. Il n'a pas dû tirer de ces ventes tout le bénéfice escompté. Les acquéreurs se sont-ils attachés davantage à la terre ? Quoi qu'il en soit, une révolution «agraire » s'est opérée par cette vente de biens nationaux. C'est peut-être dans le changement de propriétaires et dans le morcellement des terres que réside essentiellement la Révolution désirée et réalisée par les habitants de La Chaussée-Tirancourt.