L’AFFAIRE
MISS  JANET  MARSHALL
Témoignage de Jean-Claude VIMONT
A propos de la peine de relégation.
 

    La biographie de Robert AVRIL s’apparentait à celle des relégués récidivistes de cette seconde moitié du 20ème siècle. Il exerçait épisodiquement la profession d’ouvrier agricole, allant de fermes en fermes pour louer ses bras. Sans véritable domicile fixe, qualifié de trimardeur, parfois même de clochard rural, il ne mangeait pas toujours à sa faim, repoussé parfois à cause de sa main mutilée. Et, dans bien des cas, ces travailleurs non qualifiés, réputés instables, fréquemment incarcérés, s’employaient là où on voulait bien les accepter, tantôt manœuvres, plongeurs, chiffonniers, vendeurs forains, journaliers. AVRIL fut journalier mais aussi conducteur de tracteur et garçon de cage dans un cirque.
    Robert AVRIL faisait assurément partie de cet univers de la pauvreté rurale, à la lisière des communautés et des villages, n’ayant comme seule attache qu’une sœur au domicile de laquelle il fut arrêté. Il se déplace sur des vélos volés, vêtu d’une grosse veste de velours côtelé, un béret enfoncé jusqu’aux oreilles, une besace sur l’épaule, des « nippes de rôdeur et de satyre de grand chemin », selon Marcel MONTARRON en 1958. Comme une fraction notable des relégués, Robert AVRIL souffre de plusieurs handicaps. Enfant, il a joué avec un détonateur ramassé sur l’un des champs de bataille de la Grande guerre.
    L’engin a explosé et, à l’âge de six ans, il a perdu trois ou quatre doigts, selon les portraits. La plaie demeura longtemps suppurante et l’ouvrier agricole essayait toujours de dissimuler cette main atrophiée. Il était par ailleurs tuberculeux et fut soigné durant trois années dans le sanatorium-pison de Liancourt. Il a connu une enfance misérable. Il naquit en 1912 dans les Ardennes. Sa mère mourut de la tuberculose. Son père était un bûcheron alcoolique, brutal, dur avec son gosse mutilé qu’il emmenait travailler en forêt. Le père se suicida quand Robert AVRIL n’avait que quatorze ans. Il avait été arrêté pour avoir violé sa fille aînée. Avant d’être jugé pour viol et inceste, il mit fin à ses jours. AVRIL fut confié à l’assistance publique qui, très jeune, le plaça dans des fermes chez des parents nourriciers, comme ouvrier de culture.
    La misère sexuelle et affective des vagabonds provoquait chez certains d’entre eux des actes d’exhibitionnisme, principalement lorsqu’ils étaient sous l’empire de l’alcool. Robert AVRIL était repoussé par les jeunes filles et jeunes femmes à cause de son handicap physique. Marcel MONTARRON, le célèbre chroniqueur judiciaire, titrait sa chronique du procès aux assises en mai 1958 : « Une main a guidé son sinistre destin ». Il en força cinq ou six à se soumettre à ses désirs et fut condamné à dix années de travaux forcés. Il tenta d’abuser de l’enseignante anglaise et l’étrangla.
    Dans le portrait de Marcel MONTARRON, on remarque une détestation manifeste des experts psychiatres qui vinrent décrire à la barre un homme normal. Parmi eux, figurait le célèbre psychiatre HEUYER. MONTARRON présentait d’abord un portrait parlé du "monstre" : « On avait peu à peu oublié ces pitoyables détails (son enfance misérable) pour ne plus voir dans cet inquiétant bonhomme aux yeux vifs enfoncés sous un font dégarni, aux joues ravinées et comme sillonnées de balafres, aux allures de rustre et de brute, que l’incorrigible vagabond aux instincts pervers, que le dangereux récidiviste du viol, multipliant ses attentats contre les femmes seules, roulant à bicyclette, que l’homme des bois guettant sa proie, comme un loup affamé, aux détours d’un sentier, que le monstre assommant et étranglant cette jeune touriste anglaise qu’il avait surprise, isolée, dans un chemin ombreux, et dont il avait voulu abuser. » Mais il avait été séduit par les arguments de l’avocat CHEVRIOT : « AVRIL avait alors dix-huit ans. Il travaillait chez des cultivateurs. Il avait remarqué une jeune fille qui, le soir, regagnait à bicyclette la ferme voisine. Peu à peu, il avait senti s’éveiller en lui ce trouble qu’ont connu tous ceux qui se souviennent de leurs premières amours. Il échangea bientôt avec la jeune fille quelques paroles. Il comprit qu’il l’aimait. Un jour, il voulut l’embrasser et, sans y prendre garde, tendit vers son épaule sa main mutilée. Alors la jeune fille prit peur et se sauva. Et AVRIL resta seul, au bord du chemin, le cœur déchiré. Il venait de comprendre durement. Toujours, toujours seul. Et tout au long des jours, cette scène de son premier amour déçu le hanta. Elle le hanta, lorsque dans les bals, il n’osait pas inviter, à cause de cette main mutilée, les filles à danser. Elle le hanta, lorsque plus tard, un instinct impérieux le poussa à agresser les jeunes femmes qui passaient à bicyclette. La première qui succomba lui apporta comme une sensation de revanche. Il assouvissait non seulement ses désirs refoulés, mais aussi son besoin de se rebeller contre un monde où il faisait figure de paria. Et puis il y eut les autres… Cinq en quelques semaines… Une véritable frénésie… »
    Le journaliste insistait sur l’hérédité chargée de ce « braconnier sexuel », errant, mutilé et instable, à qui on avait reconnu "une responsabilité atténuée" lors du premier procès pour viol. Les conceptions du docteur MOREL sur la folie dégénérative étaient encore dans les mémoires, comme bien des concepts criminologiques éculés. Marcel MONTARRON déplorait l’absence d’un suivi psychiatrique après la première condamnation. Il était sorti après sept années d’emprisonnement, muni d’un seul viatique, le carnet anthropométrique des interdits de séjour. Qu’en était-il de la fameuse défense sociale dont il était si souvent question dans les revues juridiques ?

Jean-Claude VIMONT est professeur à l’ Université de Rouen et membre de CRIMINOCORPUS