STÉPHANE  TRENCART,
DERNIER  TOURBIER  DE  LA  CHAUSSÉE-TIRANCOURT


Notre village comptait une quinzaine d'ouvriers tourbiers en 1789 et deux marchands tourbiers qui commerçaient avec les grandes villes dont Amiens et même Paris. Le commerce de la tourbe connut son apogée au XIX° siècle. Avant la première guerre mondiale, seuls deux ouvriers exerçaient encore : messieurs HORVILLE et TRENCART.

La tourbe était extraite de deux manières : au "louchet" ou au "moule", d'avril à septembre, pendant la bonne saison. Entre temps, les ouvriers s' occupaient à d'autres travaux dans l'agriculture : semailles, binage des betteraves, moisson, battage en grange…Certains travaillaient à Picquigny dans les usines de filature ou dans les scieries (Scierie Schyte, près de la Somme).

Peu avant 1914, la production était pratiquement réservée à l'usage local , mais il y eut des moments dans l'histoire où la rareté et la cherté des combustibles redonnèrent un élan à l'exploitation des tourbières dans la vallée de la Somme. Progressivement, le charbon supplanta la tourbe. La production baissa en grande partie à cause du chemin de fer qui apportait facilement de la houille à un faible prix de revient.

La tourbe au "louchet" :

Monsieur HORVILLE dit "ma pipe" utilisait la méthode traditionnelle pour extraire la tourbe, à savoir qu'il la tirait à l'aide d'un "louchet" , au long manche de bois. Ce louchet, inventé en 1786, par un habitant de Thézy-Glimont : Éloi MOREL, mesurait parfois plus de 10 mètres. Dans certains villages, on puisait la tourbe à 11 mètres de profondeur (Long-le-Catelet), contre 3 mètres au maximum, à La Chaussée-Tirancourt .

Les "pains" de tourbe ruisselante étaient chargés dans un "barrou" (brouette) puis transportés par le "brouttier" à quelques mètres de là , où ils étaient posés les uns sur les autres en quinconce par petits tas: les "catelets". Les briquettes de tourbe n'étaient pas serrées, de telle façon que l'air puisse passer entre chacune d'entre elles, activant de ce fait le processus de séchage.

Au bout de quelques jours, les "catelets" étaient démontés afin de bâtir , avec les briquettes séchées , des "pilons" d'environ 2 mètres de haut .
Lorsque le premier "pilon" était terminé, les ouvriers y accrochaient un bouquet de fleurs des prés. Un contremaître tourbier vérifiait et numérotait à la chaux, les pilons qui étaient vendus au bénéfice de la commune.

Le dernier contremaître tourbier de La Chaussée-Tirancourt s'appelait Théophile BOIDIN, ce dernier habitait dans la Rue du Grenier ( l' actuelle rue Geneviève FERTEL).

La tourbe au "moule" :

Stéphane TRENCART extrayait la tourbe d'une façon différente mais tout aussi pénible. A l'aide d'une "houdrague", sorte de pelle en fer recourbée, munie d'un long manche en bois, il sortait de la vase molle du fond de l'eau : "le gadro", dont il emplissait son grand bateau. Le contenu de la barque était déchargé à "ch' cartchage" dans un "barrou" , puis transporté près de la cabane du tourbier se trouvant en face de l'étang du Pont de Bois.
Cette cabane aux murs de torchis n'existe plus . Elle ne possédait qu'une pièce assez vaste, munie d'une cheminée. Son mobilier était rudimentaire: longue table de bois, bancs… Elle servait aux tourbiers et aux vachers surtout à l'heure des repas qui se prenaient au marais.
Une fois arrivé à destination, les femmes et les enfants remplissaient des moules en bois avec le "gadro". Dès que les moules étaient pleins, et égouttés, ils étaient retournés afin d'être démoulés puis laissés sur place, en lignes afin de sécher.
Quelques jours après, les enfants retournaient les pains de tourbe que le tourbier coupait en morceaux plus petits à l'aide d'une bêche. Les enfants faisaient ensuite des "catelets" comme pour la tourbe au "louchet".
La dernière étape était toujours la construction de "pilons".

Dur métier, tâche ingrate, période difficile où pour pouvoir gagner de quoi survivre, le père était obligé de recourir à l'aide de sa femme et de ses enfants !

A La Chaussée-Tirancourt, l'exploitation cessa pour deux raisons :
• La rareté de la tourbe noire riche en calories ("les Noires") et de la tourbe grise plus pauvre ("les Grises").
Pour mémoire, rappelons que le pouvoir calorifique de la tourbe noire est de 5 000 calories, alors que celui du chêne est de 4 300 et celui de la houille de 8 000.
• Les mauvaises conditions climatiques :
Deux années de suite , les pluies abondantes empêchèrent la tourbe de sécher , puis des orages de grêle anéantirent les "pilons", rendant la tourbe invendable.
Après le guerre de 1914 / 1918, le commerce de la tourbe ne reprit pas.
L' exploitation de la tourbe avait cessé.
En 1940, la pénurie de charbon provoqua quelques nouvelles extractions sans lendemain.

La tourbe était entrée dans l'histoire…

Cet article a pu être réalisé grâce au témoignage des filles de Stéphane TRENCART : Amélie et Émélia. Stéphane TRENCART avait également un fils, Alexis, qui trouva la mort le 15 mai 1915.